Arbre mon ami : Le figuier de barbarie dans les Doukkala, pas si barbare que ça !

En ce mois de septembre, c’est la pleine saison des figues de barbarie : On en voit partout, sur toutes les charrettes des marchands ambulants, dans les rues d’El Jadida comme dans tous les villages des Doukala. Mais elles ne sont pratiquement pas vendues dans les boutiques de fruits et légumes, et pas du tout dans les supermarchéssans doute par précaution !

Car attention ! Qui s’y frotte, s’y pique ! Cependant, une fois enlevée la peau rugueuse et couverte de cils piquants, on mesure notre plaisir et notre gourmandise : une pulpe sucrée, rougeâtre, verdâtre ou jaunâtre, parsemée de très nombreuses petites graines, avec un go»t particulier qu on aime a garder en bouche. Son arbre, un cactus a variétés diverses – une plante grasse en somme ! – pousse un peu partout dans les campagnes doukkalies et partout au Maroc, du Nord au Sud. Plutôt qu un arbre, c’est un enchevêtrement de feuilles appelées raquettes, couvertes d’épines mais certaines variétés, plus recherchées, sont inermes, c’est-a-dire sans ces dards qui s’agrippent a vos doigts et qu on a des difficultés a enlever par la suite.

Mais si j ai si grand plaisir a vous parler de cet arbre et de ses fruits, devenus tellement communs qu on n’y même fait plus attention, c’est parce que le premier Marocain a en avoir mangé fut un jeune doukkali, né a Azemmour, au tout début du XVIème siècle , et qui connut un destin hors du commun : Ce jeune Zemmouri que l’Histoire a appelé « Estevanico de Azemor », sans doute par déformation de Mustapha El Azemmouri, avait été pris comme esclave , vers l’âge de 17 ans, par un Portugais lorsque le Portugal occupait la citadelle, et vendu par la suite a un capitaine d’infanterie espagnol, Dom Andres Dorantes de Carranca ; celui-ci partit avec une armée de 300 soldats, sur ordre de Charles Quint, Empereur d’Espagne, a la découverte du Nouveau Monde,de l’autre côté de l’Atlantique. Il décida d’emmener son esclave avec lui, comme serviteur, mais aussi comme homme de confiance, comme confident.

Estevanico était jeune, robuste, a la belle peau cuivrée qui attirait tous les regards. d’esclave qu il fut, il devint vite, par son charisme et son intelligence, un conquistador émérite. Le bataillon espagnol connut les pires déboires tout au long d’un périple qui devait le mener de l’est a l’ouest du nouveau continent, des îles des Caraïbes aux côtes du Pacifique: un parcours de milliers de kilomètres, qui dura une dizaine d’années. Les soldats furent décimés par des Indiens, les maladies, les conditions extrêmement difficiles de leur longue odyssée a travers une jungle mystérieuse, des montagnes abruptes, des plaines caillouteuses , des steppes arides.

La menace était partout.et tous périrent, ou se perdirent en chemin. De cette armée en déroute , seuls survécurent quatre hommes : Estevanico était l’un d’eux, toujours vivant, toujours infatigable, malgré les privations et les supplices qu il eu a subir quelques fois. Mais, durant ces dix années d’errance dans ces terres inconnues, il s’était fait aussi l’ami des populations locales dont il avait appris les dialectes, les mœurs.Lui, l’homme a la peau de bronze, ce Zemmouri, se sentait plus proche des Indiens que des conquérants ibériques. d’ailleurs ils l’appelaient « Le fils du Soleil »et le prenaient pour un demi-dieu qu ils adulaient ; c’était de surcroît un bon vivant et mordait dans la vie a pleines dents ; et je suis certain qu il y a laissé quelques descendances !… On venait de partout le consulter. Car Estevanico avait également des vertus de guérisseur, de chaman – souvenirs de traditions doukkalies ? Et c’est avec ses nouveaux amis indiens qu il continua sa route qui le mena, de la Terre fleurie ( la Floride ) a la Nouvelle Espagne ( le Mexique ). Et c’est ainsi qu il traversa le pays des « tunas », ces fruits recouverts d’épines qu il voyait pour la première fois mais que les Indiens mangeaient comme un bienfait des dieux, s’en constituaient des provisions, les faisaient sécher, en faisaient des liqueurs (Ils en font toujours de la Tequilla a vous br»ler le gosier !). Les fêtes organisées autour de ces « tunas » par les populations indiennes, venues de tous les villages de la contrée, lui rappelaient sans doute les moussems de son pays natal

Et c’est en héros que le 25 juillet 1536, il arriva a Mexico où un autre destin l’attendra Le Vice-Roi de la Nouvelle Espagne l’envoya en mission a la recherche des sept cités dorées, au pays de la Cibola, qui s’avéra n’être qu un mythe et aujourd hui l’Arizona. Au cours de cette expédition bien inutile, Estevanico y laissa sa vie Ce fut une grande perte pour la Couronne espagnoleet sans doute pour la suite de l’Histoire, avec un grand H.

Ces fruits, ces « tunas » qu Estevanico avait découverts sur son chemin sont devenus l’un des symboles du Mexique actuel qui en porte la marque jusque sur son drapeau national, où l’on voit un aigle royal juché sur une branche fleurie de cactus, dévorant un reptile Cette histoire étonnante d’Estévanico y est toujours vivante, et son aventure décrite dans maintes épopées locales

(Ah ! Si l’on pouvait aussi conserver la mémoire d’Estévanico a Azemmour en donnant a une rue de la cité ou a une place, le nom de ce jeune homme qui fut le premier de l’Empire du Maroc, du continent africain, du monde arabo- méditerranéen, voire de tout l’Ancien Monde en dehors des quelques colons ibères, a fouler le sol de ce Nouveau Monde , il y a près de 500 ans ! Je suis s»r que les Zemmouris en seraient fiers !.. Car quel exemple de bravoure, de ténacité, d’héroïsme ! Mais ce n’est qu une suggestion faite entre nous, n’est-ce pas ? entre parenthèses !).

Et les Espagnols, a leur retour de conquête, ramenèrent dans les cales de leurs navires, ces « tunas » qui conquirent vite les pays du Maghreb, cette Barbarie appelée ainsi jadis par les Européens.Ces figues de barbarie que les Maghrébins appelèrent a leur tour « karmouss nssara », la figue des chrétiens.( Nssra voulant dire Nazareth, la ville de Jésus) ou « Kermouss Hendi, ou Hendya »d Indede ces Indes d’Amérique latine.

c’est vrai qu il ne lui faut pas grand-chose pour vivre, au figuier de Barbarie. Pas besoin d’eau (ses épines et ses raquettes en sont des réservoirs), pas d’entretien, ou presque pas, peu de maladieset surtout un avantage : des récoltes de fruits copieuses. Plus d’une dizaine de tonnes a l’hectare, et donc plus rentable que n’importe quel hectare de céréalesLes raquettes, débarrassées de leurs épines, servent d’aliment de bétail, et hachées et additionnées a de la paille ou du son, ou du tourteau de caroube, peuvent donner une assez bonne nourriture pour les moutons et les vaches. Il y a donc la, tout un secteur économique a développer pour rentabiliser davantage ces terres doukkalies et accroître le revenu des paysans d’autant plus qu a Safi, une usine de transformation de ces raquettes s’est implantée récemmentAu Mexique, on en mange les jeunes pousses en friture et dans le sud du Maroc, on en consomme préparées a la manière des olives vertes ou des cornichons coupés en lamelles conservées dans du vinaigre blanc…

En période de floraison, les fruits donnent une fleur fort appréciée des abeilles qui en font un miel fort apprécié des humainsQuant aux fruits, ils sont eux aussi très nutritifs : riches en vitamine C, en cuivre, en magnésium, en fer, en calcium. Ils réduisent notre taux de cholestérolet servent a conserver notre ligneOn peut en faire aussi des confitures et des sorbets. De ses graines, on en extrait une huile majestueuse vendue en Europe a plus de 1000 Euros le litre. Mais gare a une consommation excessive de ces fruits qui peut entraîner une constipation sévèreL éminent Edmond Doutté raconte, dans son livre « Marrâkech » écrit en 1905, comment on remédiait a cet inconvénient dans les marchés forains des Doukkalaen s’excusant de donner des détails techniques que je tairais pour ma part mais qu on peut lire page 236 de son remarquable ouvrage (Editions Frontispice, Casablanca ). Une méthode assez originale et cocasse, mais Aïcha, la vieille bergère de mon village, en filant la laine de son troupeau, me raconte, au soir tombant, des scènes toutes récentes presque analogues.

L’avantage incontestable aussi du figuier de barbarie, c’est que c’est un adjoint indispensable contre l’érosion des sols et la désertification De plus, disposés en clôture autour des fermes, ils forment un mur pratiquement infranchissable, que peu de maraudeurs, animaux ou humains, s’amuseraient a franchir pour venir voler les poules, le bétail ou les récoltes Surtout s’il s’agit de ce cactus cylindrique, qui ne produit pas de figues, mais qui est plus puissant que n’importe quelle barrière de fils de fer barbelés. Et puis, certains cactus sont si mignons, tout petits, décoratifs a souhait, qu on en parsème son jardin de rocailles, ou son salon.

Quant aux figues, noires ou vertes et non « barbares », qui apparaissent sur nos marchés a la même époque, – et c’est un délice en ce moment !- elles proviennent d’un arbre tout a fait différent, tout aussi commun dans les Doukkala : Le figuier. Mais je ne suis pas s»r que cette figue soit un fruit, mais plutôt une fleur ratéec’est tant mieux pour notre gourmandise, mais nous en reparlerons bientôt Les anciens l’appelaient : le fruit de la sagesse !

Michel Amengual
Eljadida.com

Auteur/autrice