Elbaz: Des collages a l’exécution de l’œuvre

Il aime parler de son travail. Artiste, il est également chercheur dans le domaine de la thérapie par l’art. Mais surtout, avoue-t-il avec un humour dont il ne se défait jamais : « Mon père était conteur, j aime parler. Quand je raconte une histoire, mon fils me dit : “Papa, ne remonte pas a Adam !” ». Sa passion initiale, c’était le théâtre. Mais a El Jadida, la ville où il est né en 1934, ce n’était pas possible. Il a donc été orienté vers l’industrie du livre, au Collège Al Kitab de Rabat. Il aimait la poésie, la lecture, était “étonné par les lettres alphabétiques qui, changées de place, changent de sens”, il caressait les caractères. En parallèle, il prenait des cours de théâtre et a participé, en 1955, a une tournée au Maroc avec la Comédie Française. c’est par le biais du théâtre que lui vient le déclic pour la peinture : pour un spectacle de Labiche monté par la troupe d’El Jadida, il crée les affiches et est remarqué. Le directeur du Collège Al Kitab lui offre 20 feuilles Canson de sa poche pour l’encourager. Il voyage en France et découvre qu il n’est pas l’inventeur du collage Pendant ses études a l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, il court les musées et les galeries, se forge une culture visuelle. “Je n’avais jamais vu de musée ni de livre d’art”. Il peint des paysages et dessine d’après nature. Il peint des clowns et des ponts de Paris. l’abstraction, il y rentre après le tremblement de terre d’Agadir, en 1960, sans jamais cesser de s’ouvrir a la figuration.

Erotisme et symbolisme
La rencontre avec les collectionneurs Henry Michaels et Barry Winkleman a Londres, où il est invité, le lance. A sa première exposition, il vend 16 tableaux, a la 2ème, 30. Il est remarqué a la 2ème Biennale de Paris par l’historien et critique d’art Gaston Diehl, alors attaché culturel de France au Maroc, qui insiste pour qu il expose au Maroc. ça sera en 1962 a Bab Rouah. Lors de ce retour, il est appelé par Farid Belkahia, directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca, pour y enseigner la peinture, le dessin et l’histoire de l’art. Puis il repart pour Londres, où il propose des collages, des photos et des dessins pour une campagne publicitaire pour Schweppes. Il est en 1965 le 1er artiste marocain résidant a la Cité Internationale des Arts, pour 4 ans. Il travaille alors sur l’érotisme et le symbolisme dans la publicité, sur la Seconde guerre mondiale, fait des recherches sur Nicolas de Stal, son grand maître. Il commence a élaborer le pictodrame, une approche thérapeutique par la peinture et le théâtre et s’intéresse par ailleurs au cinéma. Il réalise “La Nuit n’est jamais complète” en 1966, d’après le poème de Henri Michaux “Eperviers de ta faiblesse”, et sur la musique de “L Oratorio” de Schoenberg, qui sera primé l’année suivante a la Vème Biennale de Paris. En 1968, il tourne “L Homme a la bouteille”, a partir de ses dessins, a l’instigation de Norman Mac Larren. Suivront “Le Psychanal œuf”, “Les Mobiles de Calder au Moma ou Faites le vent vous-mêmes”, Court métrage sur l’histoire de l’art américain, “Des œufs et des autres”, “La Mémoire par le rebut”, présentés en 1990 au centre George Pompidou dans le cadre de la Biennale du Film d’Art. André Elbaz voyage beaucoup : aux Etats-Unis, où il visite la classe de Mohamed Melehi a Chicago, a New York où il expose chez le célèbre marchand d’art Léo Castelli, au Canada, en Belgique, en Suisse, en Italie, au Japon En 1975, il est le premier Marocain a obtenir un bail emphytéotique (de 99 ans) a La Ruche, prestigieuse cité d’artistes construite après l’exposition de 1900, où sont passés Chagall, Modigliani, Fernand Léger, Soutine De 1976 a 1988, il se consacre essentiellement a l’art-thérapie, dont il affine les méthodes, y introduit le tir a l’arc, donne des conférences et enseigne. Son retour a la peinture se fait a la suite d’une découverte, en 1986. Son amie Sonia Gerber lui envoie des papiers de sa confection. « Ils étaient trop beaux pour que j en fasse quelque chose ». Elle l’initie au travail de la fibre végétale. d’expérimentation en expérimentation, il élabore une technique de fabrication, dont il garde jalousement le secret. Invité pour 45 jours au moulin de Yamanashi, au Japon, en 1988, il plie bagages dès qu on lui explique qu il sera filmé en permanence. Sa série sur les villes orientales le rapproche des cubistes, de « l’absence a la fois abyssale et magnifique de perspective ».

« War artist »
Sa série de fresques sur le génocide au Rwanda en 1994 l’impose comme un “war artist”. Cette préoccupation pour la violence de l’histoire n’est pas nouvelle. « Je suis né la veille de Guernica », explique-t-il. Ses portfolios, dont “Seuls”, avec des textes de Naïm Kattan et d’Elie Wiesel, ses dessins sur « Le Silence imposé », sur les oppressions, les guerres et les génocides lui valent en 1998 le Prix de la Mémoire, décerné par la Fondation J. Buchman. « n’avoir pas vécu directement dans son propre corps la violence de l’Histoire n’empêche pas d’avoir une nécessité de l’exprimer », explique-t-il dans “L œuvre exécutée”. « Est-il déraisonnable de se consacrer a ceux qui ont été br»lés par la réalité alors que soi-même on n’est br»lé que par la question ? » Les charniers sont figurés par une multitude de points virgules où l’on reconnaît les corps, sans qu ils vous soient jetés a la figure, car « on ne peut pas livrer au spectateur la même cruauté telle quelle ». « Il a surpeuplé ses tableaux non pas pour être le plus près de la réalité du nombre de victimes (le pourrait-il ?), mais pour comprendre. Face a cet excédent de visible, quelle indigence de sens ! », écrit a ce sujet Aziz Daki. Face a la violence de l’Histoire, il veut trouver une autre écriture. Il oeuvrait par collages et peignait a l’encre de Chine ou a l’huile, il découvre le crayon. « Une écriture a la Michel Ange », commente-t-il, lui qui se reconnaissait comme maîtres « Vermeer pour la retenue et la lumière, et Goya qui peignait les massacres commis par les armées napoléoniennes, qui me touchaient car nous avons des racines hispano-mauresques et parce que tout moi est a respecter ». Mais la grande innovation date de 2002. André Elbaz commence sa série d’urnes, en détruisant son œuvre. La première destruction était celle d’un livre, écrit par un autre. Ce n’était pas un grand risque. l’artiste s’attaquera désormais a sa propre œuvre. « Je ressors mes dessins, les déchire et les taillade pour composer mes Urnes. Parallèlement, je broie d’autres œuvres que j insère dans la fibre végétale pour sublimer, avec mes Anamorphoses, l’enfermement et l’impasse de ce début de millénaire ». Détruire pour témoigner, les auto déchirures constituent ce que le critique Yves Kobry appelle “le cri mis en bocal”. Un travail conceptuel, mais pas seulement. « Les urnes de André Elbaz ne sentent pas la mort », insiste Aziz Daki, même si elles reposent sur une mise a mort. Elles ont remplacé les livres et les bibelots dans l’appartement de l’artiste. Le choix du verre souligne les couleurs. Car, pour André Elbaz, “un dessin est distribué dans une centaine d’urnes, comme s’il était un tube de couleurs”. l’exécution de l’œuvre, un acte de suicide qui protège peut-être du suicide ? André Elbaz s’interroge sur la fascination des peintres marocains pour des artistes qui se sont tous suicidés (Rothko, Nicolas de Stal) Est-ce « pour exprimer notre désir de montrer la vie et de nous montrer en vie ? Le tableau est une question ouverte, la réponse, c’est la vie en face. Il y aurait quelque chose qui protège du suicide ».
« Est-il déraisonnable de se consacrer a ceux qui ont été br»lés par la réalité alors que soi-même, on n’est br»lé que par la question ? »

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Kenza Sefrioui
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