Hommage a Abdelkébir Khatibi, par Rita El Khayat et Michel Amengual

Je voudrais dire ma sincère et profonde affliction après la douloureuse disparition de celui qui fut le porte étendard des Doukkala, avant d’être celui du Maroc, et qui a porté si haut les lumières doukkalies dans l’univers si particulier des Lettres et des Arts. Abdelkébir Khatibi, que j avais grand plaisir a rencontrer a chacun de ses passages a El Jadida, rayonnait de gentillesse, d’intelligence et sa sensibilité lui permettait de percevoir, au-dela des mots, l’indicible dialogue de l’être avec lui-même. Je ne prolongerais pas cet hommage ; d’autre que moi le feront mieux que moi ; je voudrais simplement rajouter a ces lignes, l’émouvant hommage que me fait parvenir mon amie Ghita El Khayat, avec qui je signais ici la rubrique : « le livre des prénoms » Elle avait avec Khatibi, et nous en parlions souvent, des liens particuliers que l’on peut découvrir dans ces lettres que tous deux s’adressaient et qui ont été publiées sous le titre « Correspondance ouverte », aux Editions Marsam. Ghita, avec son cœur a fleur de peau, lui dit tout notre amour Merci Ghita. A Dieu ! Abdelkebir

Michel Amengual

je suis très affectée par la mort de Abdelkébir Khatibi ; il était un des géants de la littérature marocaine, maghrébine et arabe. avec lui disparaît cette pléïade de grands écrivains comme Driss Chraïbi ou Kateb Yacine : ils arrivèrent juste après les indépendances a la reconnaissance nationale et internationale ; ils sont fondamentaux pour l’Histoire des Lettres et de la pensée dans nos pays.
Khatibi était discret, humble, passionné par l’art, amoureux de la vie et ouvert sur tous les pays et toutes les cultures. Nous partagions une passion commune, le Cinéma, et avions eu la chance de faire partie de la Fondation du Festival International du Film de Marrakech : son fauteuil restera vide… mais, nous ne faisons que découvrir a partir de maintenant l’importance de son personnage littéraire, de sa recherche en sciences sociales et du legs qu il fait aux générations futures, … il f»t un travailleur infatigable… nous sommes heureux qu il ait publié ses Oeuvres Complètes aux Editions de la Différence a Pars : prémonition ?? Adieu, Abdelkébir, tu as été mon Ami et je t appelais affectueusement, KHAY….

Rita

Correspondance ouverte
Préface a l’édition aux Etats-Unis
Dr Rita El Khayat
15 Mars 2009

Pendant que mon Ami Abdelkébir Khatibi est très malade et ne peut signer avec moi cette préface a « Correspondance ouverte », aujourd hui traduite en anglais grâce au travail très important de trois femmes universitaires américaines, j ai cet honneur insigne de parler en nos deux noms

A la sortie du livre, Abdelkébir m a dédicacé un exemplaire, comme j ai d» le faire moi-même, je ne m en souviens plus, et sa dédicace décrit a elle seule les relations que nous avons eues pendant toute notre longue amitié, plusieurs décennies en fait !

Il avait écrit a Casablanca, le 7 avril 2005 : « a Ghita, – l’ancienne manière dont j écrivais mon prénom- en complicité et dans le respect de ton être en tant que tel »

Je crois que c’est cette complicité et ce respect qui a marqué tous nos échanges. c’est lui qui avait choisi le titre « Correspondance ouverte » dans l’intention de ne rien fermer, de ne rien arrêter, de ne pas clore nos relations autour d’un ensemble de lettres qui s’échelonnent entre décembre 1995 et octobre 1999.

Et, en effet, nous restâmes en contact tout le temps après et d’autant plus que nous faisons partie tous les deux du Conseil d’administration du Festival international du Film de Marrakech, depuis 2002, chance inespérée pour nous voir régulièrement et passer ensemble des moments merveilleux de cinéma dans la Ville Rouge , passionnés par la quantité de longs métrages du monde entier, et par l’art et la culture, nos plus sérieuses préoccupations.

Nous nous téléphonions de temps a autre, lui habitant Harhoura, une plage de Rabat et moi, Casablanca, la mégapole dans les derniers temps, il y a a peu près trois mois, lors de notre dernier coup de fil, je lui ai dit : « Tu sais, Abdlekébir, il faut qu on provoque absolument une rencontre ! Nous allons vieillir sans avoir eu le temps de bien parler ». Il avait ri. Il interrompait aussi très drôlement nos longues conversations a un moment que je ne prévoyais pas : je sentais simplement qu il ressentait que nous nous enlisions dans des mots qui pouvaient devenir vides. Il n’a jamais répondu a ma dernière lettre, du 22 octobre 1999 qui se termine ainsi par mes mots raccourcissant les formules usuelles de politesse : « Brèves amitiés en ce temps si long, il y a années que je te connais ? »

Lui posant ainsi une question qui n’aura jamais de réponse. Mais nous savions que la première fois que nous nous sommes vus, j étais allée l’interviewer sur « La Mémoire tatouée », son livre récemment paru, pour la télévision nationale. J étais étudiante en médecine. Il était directeur de l’Institut de Sociologie, a Rabat

En fait, j ai une grande fierté a avoir, avec Abdelkébir, écrit une correspondance unique en son genre dans l’énorme monde arabe et musulman, unique car échangée entre deux écrivains de sexe différent. Je ne sais, par ailleurs, si ce style d’échanges existe dans la littérature arabe et musulmane entre hommes Par contre, lors d’une présentation conjointe du livre, quelqu un dans l’auditoire faisait remarquer a Khatibi qu il avait déja publié une correspondance avec un autre psychanalyste, (Jacques Hassoun) comme moi, et l’interrogation, intéressante, suggérait : « Est-ce que vous ne pouvez avoir de pareilles expériences littéraires qu avec des psychanalystes ? »
Il rit

Traduite en italien sous le titre « Le Lettere, un scambio molto particolare » (Zane editrice, Lecce, Italie, 2006 ; Traduction, Antonella Perlino ), cette correspondance intéresse beaucoup les femmes, aussi bien les éditrices que les traductrices, provoque l’envie de renouer avec ce style et cette habitude épistolière, aujourd hui quasiment disparue en raison du courrier électronique.

Je me souviens aussi qu une lettre avait été perdue par la poste de Harhoura : on la retrouva miraculeusement après quelques mois dans la petite poste locale preuve que le courrier va de plus en plus s’échanger de manière électronique, reléguant a des âges lointains toutes les correspondances sur papier et ce serait un grand dommage. Je peux le dire car aujourd hui j envoie des milliers de messages écrits dans la précipitation, qui se perdent quand j appuie sur le mauvais bouton : Khatibi avait sorti toutes nos lettres d’un beau dossier fermé.

La rédaction des lettres que j envoyais a Abdelkébir, c’était tout autre chose : j écrivais avec énormément de concentration, de sérieux et de sincérité. Je mettais tout ce que je pensais dans mes mots car je savais que mon correspondant comprendrait tout, réagirait, échangerait profondément et gravement avec moi : c’est lui qui m avait demandé de lui écrire la première fois, en me demandant si, éventuellement, j avais envie de réagir a son texte illustré, « l’Aimance ».

Il m a conviée et donc initiée a ce très beau travail d’écriture a deux. Outre le don de cette « Correspondance ouverte » a tous, aux lecteurs nouveaux des langues dans laquelle elle apparaît, je remercie quant a moi du fond du cœur Abdelkébir qui a été mon mentor, qui m a introduite a la possibilité de penser a deux. Je voudrais lui dire, lui qui est a ce moment sur un lit d’hôpital, toute ma gratitude, toute mon affection, très profonde, mon désir qu il vive, qu il continue a appréhender de ses yeux clairs, le monde tel qu il l’enchantait Sa préface au livre est aujourd hui infiniment plus parlante Relisez-la !

Merci, Abdelkébir, de m avoir permis de dépasser la condition inférieure de la femme écrivain Je te cite : « nous appartenons ainsi a la civilisation islamique et a son système social patriarcal ».

Tu n’es plus seulement que mon Ami, tu as consenti a être mon égal dans un monde qui ne reconnaît pas l’échange possible entre un homme et une femme.

Le nôtre, je crois, a été capital et engage la littérature arabe et islamique

Merci

Casablanca, le 15 mars 2009
Docteur RITA EL KHAYAT

http://www.ritaelkhayat.com

Rita El Khayat et Michel Amengual
Eljadida.com

Auteur/autrice