L Aïd El-Adha entre tradition et tracasseries

L Aïd El-Kébir (la grande fête), appelée aussi «fête du mouton», «Aïd El-Adha», «fête du sacrifice», est une grande fête religieuse qui célèbre le miracle opéré par Dieu substituant un bélier au fils qu Abraham lui offrait en sacrifice.

Cette fête est aussi une communion entre musulmans. Et a l’approche de l’Aïd El-Adha, El Jadida est devenue un «souk» pour les ovins. La quasi-totalité des quartiers se sont transformés en centres pour la vente de moutons. évidemment, cette année, les prix des moutons enregistrent des hausses qui vont pénaliser les Doukkalis aux bas revenus.

Quelques jours avant la fête, El Jadida est en ébullition. Partout, on voit des moutons transportés sur les épaules, sur les mobylettes, dans des carrioles, des vélopousses… tous les moyens sont bons. La plupart des bêtes proviennent d'(Errahba) située au sud-ouest de la ville.

c’est un véritable labyrinthe! Pour circuler, il faut se faufiler et surtout faire attention a ne pas prendre une patte ou une corne dans l’œil. Le choix du mouton se fera selon ses propres techniques: on tâte les cuisses pour voir si la chair est bonne, on regarde et on marchande. Des garages et même des impasses servent, ces jours-ci, de «parcs» pour moutons. Les transactions s’effectuent généralement de manière anarchique, sans aucune précaution contre les risques que peuvent engendrer ces manières de faire. En effet, un nombre indéterminé de marchés s’ouvrent au gré des disponibilités du terrain et des conjonctures.

cela s’ajoute le laisser-faire des autorités locales qui, dans certains quartiers, ferment les yeux et tolèrent cette situation pour des périodes déterminées. Pourtant, les autorités provinciales ont pris une série de mesures destinées a préserver le cadre de vie et lutter contre les risques de dégradation entre autres celle concernant la détermination du lieu d’installation du marché de moutons de l’Aïd El-Adha (Errahba) au niveau de la capitale des Doukkala. Ainsi, un lieu de vente de moutons a été fixé pour garantir la propreté de la ville, alors que des agents de nettoyage sont chargés du ramassage des déchets ou autres fourrages consacrés aux moutons. Les principales races de moutons proposées dans les Doukkala sont le «Sardi», «Timahdite», «Boujaâd», appelé aussi «Race jaune» et la race «Dammane». l’Aïd El-Kébir n’est pas seulement une affaire d’éleveurs et de consommateurs. Les intermédiaires ” Chennaka” sont légion dans les souks.

Il leur arrive de réaliser des gains considérables. Le plus souvent, ils provoquent la flambée des prix en manipulant les opérations de vente. «Dupe est celui qui achète son mouton sans savoir a qui il s’adresse: un éleveur-vendeur ou un intermédiaire… La différence peut atteindre 500 DH lors d’une transaction de cinq minutes», indique Driss. Les « Chennaka», qui veulent engranger le maximum d’argent et rapidement n’hésitent pas a employer les grands moyens, peu importe les contre-indications. Ces «Chennaka» sont des maquignons improvisés qui imposent leur diktat. Ils sont issus de toutes les catégories sociales et professionnelles. Ils sont épiciers, vendeurs de légumes, enseignants, fonctionnaires, voire cadres. Ce sont les intermédiaires entre l’éleveur et le client.

Pis encore, ces opportunistes utilisent un aliment de croissance destiné aux poulets pour engraisser les moutons. Pour les connaisseurs, rencontrés sur place, «l engraissement des moutons par cet aliment est visible sur les viandes de boucherie avec des parties grasses et d’autres maigres. Cet aliment permet de transformer un poussin de quelques grammes en un poulet de 3kg et plus, et ce en 45 jours seulement. Imaginez un mouton qui a cette nourriture en abondance!».

De son côté, Omar E., professeur universitaire, préfère acheter directement d’une écurie pour deux raisons : «Primo, pour éviter la spéculation stimulée par les intermédiaires durant les derniers jours et secundo, pour m assurer un bélier sain, en le laissant dans l’écurie jusqu a la veille de l’Aïd».

c’est pour une raison de commodité que la tendance actuelle des achats se concentre sur les écuries. «Les habitants des immeubles et des maisons sans petit jardin ne peuvent se procurer le plaisir de garder une semaine ou dix jours le mouton de l’Aïd avec tout le rituel de henné et la joie des enfants», développe avec nostalgie une mère de famille. Sur le volet des achats, nombreux sont les acquéreurs qui ont déja fait leur choix de la bête a immoler. c’est souvent le choix des enfants qui prime. Les parents de petites bourses recourent a des avances, a des prêts ou a des crédits bancaires uniquement pour ne pas priver leurs enfants de cette joie collective : «La joie de mes enfants est au-dessus de toutes les dépenses», déclare A. Ahmed dont le fils a choisi un mouton estimé a 3700DH.

L’Aïd El-Adha, tout comme le Ramadan, est le terrain propice pour «tomber de Charybde en Scylla». Malheureux sont ces parents qui, pour échapper a la tristesse de leurs enfants, le jour de la fête, préfèrent s’endetter. Ainsi, au-dela du sacrifice du mouton, symbolisant la soumission du Prophète Ibrahim a Dieu, ce rituel religieux crée son lot d’offres de crédits a la consommation auxquelles ne résistent pas de nombreuses familles désireuses de pouvoir commémorer cette incontournable tradition.

Par conséquent, la frénésie de consommation qui l’accompagne fait parfois oublier l’aspect religieux de cette tradition Malgré tout, le sacrifice du mouton reste incontournable aux Doukkala, chaque famille cherche par tous les moyens a respecter la tradition. Peu importe les solutions utilisées. l’achat de l’animal reste une priorité même si les crédits a taux zéro proposés ne dupent personne. “Il faut être vraiment naïf pour croire qu il existe des crédits a taux zéro», affirme Ben Salah.Lors de notre passage a Sebt Douib, la semaine dernière, le prix du mouton sortait complètement de l’ordinaire.

On y trouve des bêtes en tous genres avec des prix très variables, qui peuvent aller jusqu a 6000 DH la tête. La différence des prix ne réside pas dans le poids mais dans les cornes! Les moutons ayant de grands appendices céphaliques en spirale et pointus sont chouchoutés par leurs propriétaires. La nature a gâté cette fois-ci les éleveurs. Ainsi, contrairement a l’année passée où le mouton pesant entre 20 et 25 kilogrammes n’avait pas dépassé les 2000 DH, cette année, son prix est entre 2400 et 2700 DH.

Au souk de bétail de Had Ouled Frej, connu par toute la population des Doukkala, surtout a l’approche de l’Aïd El- Adha, les prix pratiqués sont vertigineux. Même si les moutons sont disponibles, le choix reste rare pour la majorité des bourses.

Au sujet des prix excessifs des moutons, beaucoup de citoyens disent que cela contribue encore plus a la diminution de leur pouvoir d’achat, déja fortement érodé. c’est pourquoi plusieurs familles ont décidé cette année de se cotiser pour acheter un veau co»tant entre 7000 et 9000 DH.
L’Aïd, c’est aussi l’occasion pour la prolifération de certains métiers saisonniers. Vendeurs de charbon, les commerçants d’aliments de bétail, les aiguiseurs de couteaux munis de machines manuels ou électriques, sans oublier les «hammala» ou transporteurs avec charrettes ou véhicules.

La veille de l’Aïd El-Kébir, tout est purifié : les maisons sont nettoyées de fond en comble, les tissus jusqu au moindre petit chiffon, consciencieusement lavés. partir du moment où le mouton est choisi pour être destiné au sacrifice, il devient presque sacré, on lui fait boire différents breuvages le matin de l’Aïd. c’est après la prière que le mouton peut être égorgé, généralement c’est autour de 9 h30. Le sacrifice doit être accompli par un homme pieux qui tranche la carotide de la bête dont la tête est dirigée vers La Mecque. Commence alors le travail : une fois la tête coupée, a l’aide de pompe a vélo ou tout simplement en soufflant dedans, on gonfle l’animal afin de détacher la peau des muscles. Puis par les pieds, on le suspend et on commence a lui retirer la peau très délicatement. Celle-ci sèchera puis sera nettoyée. c’est un très bon tapis pour la prière! La bête est vidée de ses entrailles qui seront conservées. Tout se mange : poumons, foie, cervelle, boyaux. Une fois le mouton dépecé, on le laisse sécher.

Le premier jour, selon les us et coutumes, le mouton n’est pas entamé n’importe comment. Les Doukkalis commencent par «boulfafe» (morceaux de foie enrobés de crépine grillés). Le soir, on mange du couscous préparé avec l’épaule droite qui, désossée permet d’y lire l’avenir : la bonne récolte, un bonheur quelconque, les jeunes filles peuvent distinguer les silhouettes d’éventuels prétendants Et aucun repas ne saurait se terminer sans le fameux verre de thé.

Le reste du mouton entier passe la nuit dans la maison enveloppé dans un linge et suspendu. Il n’est découpé que le lendemain. Et selon la tradition, un tiers est donné en aumône, un tiers consommé et un tiers conservé. La viande du mouton est conservée pendant une certaine période (le guédid). La recette consiste a découper la viande en fines lanières et a la faire mariner dans un récipient en y ajoutant du sel et des épices (cumin, gingembre, etc). La dernière étape, c’est le séchage au soleil pendant quelques jours. Le guédid est utilisé dans la préparation des tajines et de couscous. Avant d’utiliser cette viande séchée, il faut la laisser tremper dans de l’eau pendant une nuit. Le guédid peut être conservé plus de deux mois. Certains ménages, en plus du guédid , préparent de petites boules de graisse dans une bande d’estomac ficelées avec des intestins (sel et épices). Ces boules appelées «Courdas» sont utilisées uniquement dans le couscous.

Il reste que, dans certaines familles, le sang et certaines parties du sacrifié sont utilisés a des fins magiques. l’omoplate sert a lire l’avenir. Quand a la gadida (7 différents morceaux de viande séchée et épicée), elle sert a prévenir la stérilité.
Quant aux enfants, de simples observateurs au début, ils prendront part activement a la fête. Ils vont recevoir au deuxième jour de la maîtresse de maison quelques morceaux de viande et des légumes pour confectionner un plat appelé «Khailouta» (mélange).

Selon Mohammed Ben Salah, un vieux Jdidi: «Autrefois, l’Aïd avait aussi ses traditions. c’était une occasion pour la famille et les amis de se retrouver pour échanger les vœux de l’Aïd. La communion entre les voisins était profonde et peut aller jusqu a offrir un mouton aux familles pauvres. Mais les temps ont bien changé, on n’égorge plus le mouton comme avant. l’évolution du mode de vie a entraîné de nouvelles habitudes, les gens n’ont pas appris les techniques du sacrifice comme le faisaient leurs ancêtres. Aujourd hui, les mouton sont égorgés par des bouchers ambulants qui font le tour des zones urbaines et fixent leurs tarifs entre 150 et 200 DH par tête .

Le sacrifice et son sens demeurent ancrés. Mais les modes ont changé, même les réjouissances ne semblent plus avoir le même go»t. Autrefois, le soir de l’Aïd, les gens se livraient a des festivités et a des rituels tels que le «Sbâa Boulabtayene»(le lion aux sept peaux de mouton). Les festivités pouvaient durer sept jours.
Et le matin du deuxième jour, c’est «Hlilou». Les enfants et les jeunes y disposent d’une totale liberté pour asperger voisins, amis et passants.
Garçons et filles dans les rues a la recherche d’une proie ou d’un point d’eau pour s’approvisionner».

L’Aïd El-Kébir, la fête de tous les sacrifices

Aux Doukkala, l’Aïd El-Adha est aussi l’occasion d’effacer toutes les rancœurs, de pardonner, de se réconcilier ou de se rapprocher les uns des autres… Et pour les enfants, cette fête est synonyme de joie, de gaieté et de bonheur. l’occasion, on leur offre des vêtements neufs.

Mais beaucoup de gens ont oublié le vrai sens de l’Aïd, son sens religieux. Nombreux sont ceux qui procèdent a ce sacrifice pour se créer une bonne image auprès des autres, ou pour concurrencer le voisin. Même ceux qui n’en ont pas les moyens s’endettent afin d’acheter un mouton et faire bonne figure au sein de la société. Ainsi, toutes les catégories sociales respectent la tradition. Rares sont les exceptions et les plus pauvres empruntent ou vendent quelques pièces de leurs meubles pour acheter un mouton. Les sommes en jeu sont importantes. Mais la pression sociale est forte et il est difficile d’ignorer l’Aïd.

«Que faire de la journée de l’Aïd si l’on n’a pas chez soi un mouton a découper? Se résigner a humer les brochettes du voisin est un inimaginable supplice a la limite de l’humiliation…», déclare Latifa, veuve et mère de trois enfants.

Abdelmajid Nejdi
Le Matin

Auteur/autrice