La Cité portugaise : «Guerre et Paix» (Entretien avec Claudio Torrès, archéologue portugais)

Le quatrième anniversaire du classement de la Cité portugaise comme Patrimoine mondial a été célébré cette année par des initiatives les plus louables. d’abord, par la population intra-muros qui, réunie autour de l’association de la Cité Portugaise, toujours aussi dynamique, a su donner a cette citadelle un supplément d’âme, comme elle se fait souvent sous l’impulsion de Brahim El Kalii, le Président de l’Association. Diverses manifestations organisées au profit des enfants de la Cité ont attiré des curieux, touristes de passage ou Jdidis résidents, et c’était bien qu ils saisissent l’occasion pour visiter les lieux une fois de plus et mieux en saisir leur importance !

De son côté, la municipalité avait organisé deux journées d’études autour de ce patrimoine et des questions tournant autour de sa gestion et sa mise en valeur ; d’éminentes personnalités y ont apporté leurs réflexions et leurs expériences, et ce ne fut pas inintéressant du tout. Parmi ces personnalités, Claudio Torres, archéologue portugais, spécialiste mondial de l’art islamique, qui a, depuis très longtemps, porté une attention particulière a la Cité Portugaise d’El Jadida.

Il faut dire que Claudio Torres a un parcours atypiqueLorsqu il avait 17 ans, étudiant aux Beaux-Arts de Lisbonne, il a voulu, comme tant d’autres jeunes Portugais a cette époque, fuir la dictature de Salazar et l’armée qui l’aurait amené a combattre en Angola. Avec sept autres compagnons, ils réunissent les moyens nécessaires pour organiser leur fuite : Sans rien connaître ni a la mer, ni a la navigation, ils s’embarquent sur une « patéra » : direction le sud.( l’Europe, a cette époque, était tout aussi difficile a gagner qu aujourd hui, car il aurait fallu traverser l’Espagne franquiste et ses milices.). Arrivés au Maroc, un peu par hasard, une fois les premières difficultés surmontées, ils s’insèrent dans les équipes qui ont aidé a la reconstruction d’Agadir détruite par le tremblement de terre de1960; et de fil en aiguille, après des péripéties diverses et variées, Claudio Torres, après 15 ans d’exil revient au Maroc en tant qu archéologue spécialiste de l’art islamique Il nous raconte la suite :

Claudio Torrès : Il y a une vingtaine d’années, grâce a l’intérêt porté par la fondation Gulbenkian au patrimoine islamique, je fus appelé , en tant qu expert de l’art islamique, pour aller voir la Koutoubia, a Marrakech qui présentait des craquelures de tous côtés et menaçait de s’effondrer. Je suis donc venu a Marrakech, a l’invitation du gouvernement marocain, accompagné d’un architecte et d’un muséologue portugais. Mais une fois sur place, le ministre des cultes nous en a interdit l’accès. Frustrés par cette visite manquée, nous nous sommes alors rendus a Safi puis a El Jadida où nous avons visité la Cité portugaise ; et c’est ainsi que nous avons commencé a imaginer l’avenir de cette cité portugaise qui, a cette époque, était dans une situation bien différente de ce qu elle est aujourd hui. La ville était très sale, pratiquement abandonnée, dépréciée par la population elle même. Mais l’intérêt s’était accru car l’on venait de découvrir la fabuleuse citerne, d’une architecture très rare. Plus tard, alors que je faisais partie du Comité de l’Unesco pour le Patrimoine mondial, nous avons, avec un autre architecte portugais et un haut responsable marocain, élaboré tout un dossier, dans des conditions assez spéciales, car le Maroc demandait la classification d’un monument qui se trouvait sur son territoire, mais qui avait été construit par un autre pays. Le Maroc devait assumer totalement l’histoire de ce monument. Son origine portugaise devenait secondaire ; c’est comme si Volubilis, par exemple, échappait a la tutelle marocaine sous prétexte que l’ensemble architectural avait été construit jadis par la puissance romaine. Cela était absurde. Mais cette situation a permis des débats particulièrement intéressants au sein même du comité de l’Unesco, et nous avons ainsi ouvert d’autres fronts, pour examiner la situation de monuments dans d’autres pays, même si ces monuments étaient liés a la colonisation. Par exemple l’île de Gorée, au Sénégal, avec sa triste histoire de la colonisation et de la vente d’esclaves. c’est pour cela qu il ne faut pas effacer l’histoire, il faut la reconnaître et la respecter comme elle était, évidemment.

La Cité : symbole de guerre et de paix

Michel Amengual : La Cité portugaise a été pendant plusieurs siècles, un symbole de guerre, de conquête, et elle est devenue aujourd hui, un symbole de paix et d’amitié retrouvée

Cl.T : Précisément, la est la contradiction de l’histoire et des monuments. Partout, des châteaux ont été des symboles de guerre; et maintenant, au Portugal comme au Maroc, on voit dans ces châteaux des symboles d’identification de la communauté. On voit dans cet ancien symbole guerrier le symbole le plus important qui relie l’histoire de la communauté a son passé. c’est ce qui se passe au Brésil, au Mozambique, avec les forteresses portugaises qui étaient des symboles de pouvoir, de colonisation, et qui ont changé aujourd hui totalement de fonction. Leur agressivité a disparu, évidemment, et elles se sont transformées en symbole d’identification des populations qui y habitent.
Par exemple, il y a une vingtaine d’années, on n’aimait pas habiter a l’intérieur des remparts de la Cité portugaise, parce qu elle représentait l’idée négative de la misère, de l’abandon, de la ruine, et depuis qu on a commencé a la voir autrement, a organiser sa restauration, a la valoriser par le tourisme, les gens veulent maintenant mettre en valeur son espace. Cela se passe ainsi dans toutes les villes historiques, qui avaient été délaissés, parce que sales, abandonnées; elles étaient considérées comme des centres négatifs, et elles sont devenues maintenant des pôles positifs pour l’identification du futur.

Ne pensez-vous pas que, sans ces monuments retraçant une histoire guerrière entre le Portugal et le Maroc, les relations entre les deux pays seraient différentes de ce qu elles sont aujourd hui ?

Evidemment, j en suis absolument convaincu. Car l’histoire du Maroc’est une histoire étrange, si vous voulez. Parce que la civilisation dans le nord de l’Afrique s’est formée a partir de l’intérieur. Tous les royaumes initiaux du Maroc ont été formés a partir de Marrakech, de Fès, .bref, de l’intérieur. Ce sont des territoires complètement différents, et même en agression avec les contrées bordant l’océan. La côte océanique du Maroc’est une côte agressive, avec une mer qui pénètre violemment a l’intérieur des terres par de grandes baies. Tandis que sur les côtes méditerranéennes, au contraire, c’est la où il y avait les vieilles villes comme Ceuta, qui continuent par Tetouan, par d’autres villes côtières complètement différentes.
c’est pour cela que cette Cité d’El Jadida, créée a l’origine pour des motivations militaires, ou pour l’exploitation des richesses agricoles telles que de blé, ou pour contrôler la navigation qui venait des Indes ou du Brésil, a revitalisé la côte, et ces lieux sont devenus aujourd hui des pôles de tourisme très importants.

Cet ancien symbole de guerre est donc devenu aujourd hui, non seulement un symbole de paix, mais aussi, un outil de développement. ?

Les guerres qui s’y déroulaient étaient un peu étranges ; car c’était une forteresse a caractère défensif ; les militaires qui y venaient s’y renfermaient par peur d’être assaillis, et les contacts qu ils recherchaient avec les populations maures se sont soldés par des échecs, car la population leur était totalement hostile. Aujourd hui, la réorganisation de la ville a créé un autre climat qui a permis de revitaliser la région et de créer les conditions d’un rapprochement avec cette vieille cité militaire, déja moribonde au moment de son évacuation.

Des énigmes a découvrir ?

Est-ce que l’on connaît a peu près tout sur la Cité portugaise ? Quelles sont les énigmes qui restent encore a découvrir ?

Il y en a beaucoup, heureusement. On en sait évidemment beaucoup car nous disposons d’une grande documentation écrite depuis le XVIème siècle. Or on croit plus facilement les écrits historiques parce que, par tradition, on pense que, puisqu elle est écrite noir sur blanc, l’histoire est véridique ! l’écriture crée symboliquement la vérité. Mais on oublie souvent qu il faut lire aussi entre les lignes des textes écrits. Il faut lire ce qui n’est pas écrit. c’est ce qui est le plus intéressant dans les recherches historiques. Quand on étudie un document écrit, il ne faut pas le prendre a la lettre, car il a été souvent rédigé avec des intentions qui peuvent nous échapper. c’est pour cela qu il faut toujours interpréter ou compléter l’écrit par l’information archéologique.
Mais qu est-ce que l’information archéologique ? c’est une information qui est moins idéologique que l’écriture. Le monde des petits objets perdus, une pièce monnaie tombée ici, un petit objet jeté la, bref, plein d’objets ou d’ustensiles qu on ne veut pas garder, qu on ne veut pas montrer a la postérité comme on le fait pour l’écriture, est un univers encore plus riche que celui de l’écriture. On écrit pour laisser un message a la postérité, mais les objets qu on perd, non. Ils parlent plus vrai. c’est pour cela que l’archéologie est systématiquement utilisée – et c’est fondamental ! – pour compléter les informations qui, dans certains cas, sont entachées d’une forte idéologie. On sait par exemple que lors de l’occupation militaire portugaise, les relations de la population qui vivait a l’intérieur de la Cité avec celles qui vivaient a l’extérieur, considérées comme ennemies, étaient des relations qui changeaient beaucoup : Un jour, on adressait une lettre très amicale au seigneur adverse, et le jour suivant, on le tuait si on le prenait ; c’est pour cela qu il serait intéressant d’étudier plus en profondeur les alentours de la forteresse encore mal explorés. On ne sait pas si les villages qui existaient a l’époque dans les environs ont été occupés par des attaquants ou si c’étaient des communautés qui se défendaient contre les razzias que les Portugais faisaient constamment ; par ailleurs, certaines villes fortifiées portugaises du Maroc servaient aussi de camp d’entraînement, en quelque sorte, a une aristocratie guerrière. Les fils de ces aristocrates venaient ici faire la preuve de leur bravoure et de leur courage en s’entraînant a faire la guerre ; et la première des choses qu ils faisaient quand ils arrivaient, c’était d’attaquer des gens pacifiques pour voler du bétail, mais aussi des femmes.

Ne peut-on pas envisager une coopération maroco-portugaise entre chercheurs pour déchiffrer l’environnement de la Cité portugaise, parce que bien des villages ont changé de noms. On parle dès le 16ème siècle d’une cité que les Portugais appelaient Mazagan-le-Vieux, et qui n’était pas l’actuelle Cité. Toute une toponymie qui a évolué avec le temps. Est-ce qu on ne peut pas mettre sur pied des équipes de recherches communes aux deux pays ?

Bien évidemment. Depuis une vingtaine d’années, nous avons établi une collaboration dans nos recherches, mais malheureusement, c’est une collaboration insuffisante, faute de moyens ; mais la volonté existe des deux côtés. Par exemple, il y a quelques années, des accords ont été signés avec de jeunes archéologues marocains de l’ Insap,( Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine) a Rabat, pour qu ils viennent au Espagne effectuer des stages afin d’étudier l’archéologie islamique et beaucoup de Portugais, archéologues, historiens d’art, sont venus au Maroc étudier les monuments, les photographier, faire des relevés ; pendant ces vingt ans, on a fait des dizaines de visites communes,et finalement a été créé le centre luso-marocain dont le siège est a El Jadida. c’était fait avec les plus belles intentions du monde, mais comme toujours, c’est la pratique qui manquait, de même que des possibilités de coopération, et ce n’est pas facile tout le temps. Le seul résultat palpable auquel nous sommes parvenus jusqu a présent, c’est l’intervention effectuée a Azila. On a pu récupérer la grande tour du château portugais qui, aujourd hui, sert de salle d’exposition ; ce qui a valorisé beaucoup la forteresse. Mais tout est m»r pour commencer a travailler ; Ce n’est que cette année que l’on a crée a Mertola2 un centre de formation pour les jeunes, et nous allons débuter des cours de master et de doctorat, avec pour objectif, l’étude de l’art islamique de la Méditerranée, toute la Méditerranée ; on a signé des accords avec d’autres universités d’autres pays comme la Tunisie ; on commence a pouvoir former des techniciens hautement spécialisés ; car le sud de la Méditerranée, ce n’est pas seulement le Maroc ; mais ce sud continue a être fermé pour des raisons politiques . Cette ruée de jeunes qui veulent entrer en Europe, cet autisme total de l’Europe qui les repousse et ne les laisse pas rentrer, il y a la une agressivité latente qu il faut combattre directement par ce type d’initiative. Il faut combattre fortement cette incompréhension, ce non-dialogue et cela va passer certainement par ces contacts scientifiques avec des jeunes doctorants qui comment a prouver leurs compétences techniques ; c’est a mon avis la meilleure solution.

Faisons un bond en avant dans le temps, bien avant la période islamique et même la période romaine de l’Afrique du nord. Vous avez dit qu il y a des similitudes dans les façons de vivre, l’artisanat, et même l’art culinaire entre certaines populations du sud de la péninsule ibérique ( Espagne et Espagne) et les Berbères du nord du Maroc.
Ne pensez-vous pas qu il faille faire des études conjointes pour mettre a jour ces pages peu connues de l’histoire du Maroc.

c’est l’un des aspects de notre programme actuel de recherches. Car l’archéologie a complètement changé la vision historique. Des deux côtés, coté musulman et côté chrétien, les textes parlent de l’invasion arabe de la péninsule ibérique ; les textes affirment que les troupes venaient d’Orient, mais en réalité, le gros de ces troupes était composé de Berbères du nord de l’Afrique ; l’on trouve partout des marques, des vestiges de cette présence berbère dans de nombreux sites du sud de la péninsule ibérique où ils se sont fixés. Et cela nous a aidé a mieux comprendre, archéologiquement parlant, l’histoire du sud de la Méditerranée. On a installé notre centre a Mertola, dans le sud du Portugal, parce que c’était une petite capitale théoriquement berbère, où des troupes berbères s’étaient installées après la conquête en 711, et après 30 années de fouilles et de travail, on n’a pas trouvé un seul berbère ni un seul arabe. On n’a rien trouvé de tout cela, car idéologiquement, on a présenté cette histoire de façon différente. Mais des fouilles ont mis en lumière qu il y avait dans certaines contrées, des superpositions de cimetières : d’abord des chrétiens, puis des musulmans, et si l’islam s’est répandu si facilement, c’est parce qu il correspondait déja a une façon de vivre des populations locales. Des tests ADN ont prouvé qu il y a eu des mélanges, ce qui a rendu l’expansion de l’islam si facile dans cette partie de la péninsule ; les grands mouvements islamiques du sud de la péninsule sont passés par la conversion et non pas par l’invasion. A cette époque-la, l’islam s’imposait comme la religion du futur. c’était normal, car pour des raisons historiques, c’était une religion plus adaptée a la civilisation de cette époque. c’est pour cela que l’islam s’est facilement répandu partout. Et alors que l’on cherchait des Arabes et des Berbères dans cette région, on a trouvé des paysans qui vivaient de la même façon que les populations du nord de l’Afrique. Ce ne sont pas les paysans du nord de l’Afrique qui ont envahi le sud de la péninsule ibérique, les populations étaient les mêmes. c’étaient des sociétés paysannes, d’élevage de montagne, qui partageaient la même civilisation. c’était normal, comme a l’époque de la préhistoire la plus ancienne ; depuis l’époque mégalithique, on sait que les civilisations du sud de la péninsule et du nord de l’Afrique étaient les mêmes. A l’âge du fer comme durant la période de la romanisation, c’étaient les mêmes, et ce qui est fabuleux, c’est qu on trouve encore aujourd hui, dans certains villages du sud les mêmes techniques de tissage, on continue a faire les mêmes motifs géométriques que dans le Rif . c’est un constat .

Un appel aux chercheurs

Un vaste chantier reste donc a ouvrir pour de jeunes chercheurs Au terme de cet entretien, et de votre séjour a El Jadida, quelles réflexions supplémentaires aimeriez-vous nous faire partager ?

Cette visite a été très importante pour nous aussi, car en marge de ce colloque, qui en lui-même était très intéressant, j ai eu une réunion très importante avec le vice-recteur de l’université de Marrakech ; on va signer en novembre, un protocole de collaboration entre le centre archéologique de Mertola et l’université de Faro, au Portugal , celle de Grenade, en Espagne, et celle de Marrakech pour établir un doctorat commun a toutes ces universités ; ainsi les doctorants pourront choisir leur université ou l’orientation universitaire. Cette mobilité universitaire va détruire les barrières qui s’élèvent encore fortement entre le nord et le sud de la Méditerranée.

La mondialisation passe aussi par le dialogue entre les universitaires, les architectes, les chercheurs ?

Théoriquement seulement, car vous voyez, jusque la, nous avons travaillé, durant des années, dans le cadre de l’Euromed ; cet organisme a pratiquement disparu ces dernières années, car toute l’Europe commence a se tourner vers l’Amérique, en oubliant la Méditerranée, ses origines, son passé, son histoire ; par la suite, on a réussi a créer une autre structure qui s’est substitué a Euromed : La fondation euro-méditerranéenne Anna Lindt dont le siège est a Alexandrie et le Président en est André Azoulay. Cet organisme rassemble tous les pays d’Europe et ceux du sud : 39 pays ; on a essayé de trouver des projets communs, des financements communs, avec comme objectifs la création de réseaux de réseaux, regroupant des organisations gouvernementales ou non gouvernementales, qui peuvent intervenir en fonction du projet . Et maintenant la France commence a se réveiller : Il faut la Méditerranée. Le Président Sarkozy présente un projet sur la Méditerranée, et tout le monde a compris qu après la guerre d’Irak, la débâcle, après les bombes, il est très important de voir ce qui se passe. Les américains l’ont appelé la vieille EuropeEt finalement, la vieille Europe existe et a commencé a trouver son identité, a cause de la Méditerranée, et ce mouvement est très intéressant a observer.

(Photo: Michel Amengual)

Michel Amengual
Eljadida.com

Auteur/autrice