Les sanctuaires des Saintes femmes attirent de plus en plus les pèlerins

A la lisière de la réalité, la superstition emboîte le pas au maraboutisme dans la région d’El Jadida. Pratiques et rites séculaires y subsistent toujours.

11h du matin, le taxi blanc en provenance de Casablanca, a destination d’Azemmour, s’arrête dans une station qui fourmille d’arrivants tous azimuts alors que d’autres partent vers d’autres coins où le mythe n’a pas autant de fortune. Azemmour, une petite ville calme avec une population fortement marquée par la superstition, doit sa renommée a une pelleté de personnages légendaires dont l’histoire est mêlée a celle de la ville.

c’est probablement pour cette raison qu elle a été érigée en réceptacle de pratiques séculaires qui y subsistent jusqu a nos jours. l’existence de saints célèbres auxquels on attribue, a tort ou a raison, des miracles qui les élèvent au rang de marabout, ne fait qu ancrer une réputation qui lui colle depuis longtemps.

Maintenant que le taxi blanc’est arrivé a destination, il nous faudrait atteindre le marabout. Un petit taxi nous offre ses services moyennant une grosse somme d’argent. Après de longues négociations, c’est a la modique somme de 100 DH qu il accepte de nous prodiguer ses services. Encore mieux, il nous propose de jouer les accompagnateurs et les informateurs. Quelques minutes après avoir roulé sur la grande route, le taxi prend un sentier sinueux et s’enfonce dans un endroit désert a la frontière de la ville.

c’est la que j ai compris que la mise en garde du chauffeur de taxi contre d’éventuelles agressions était fondée. Une petite construction blanche se profile a l’horizon, annonçant l’arrivée au sanctuaire de «Lalla Itto», une sainte femme a qui on attribue le don de marier les célibataire et de réunir les amoureux en les faisant revenir a la couche conjugale.

En route, en imaginant ce que pourrait être cet endroit chargé de spiritualité, je me figurais un plus grand bâtiment avec beaucoup plus d’accessoires et de «succursales». Il n’en fut rien. Une petite boutique, décidément un passage obligé pour les pèlerins avant d’accéder a cet univers singulier, leur permet de se procurer les accessoires nécessaires a l’accomplissement des rites. La voix du vieux marchand d’épices me fait réveiller de cette espèce de songe étrange.

«Vous avez besoin de combien d’essence ? Et les bougies, vous en voulez combien ?» n’étant pas dans la possibilité de fournir une réponse probante a ce monsieur, je garde le silence et copie la réponse sur une femme qui fait ses provisions. «La même chose», répondis-je d’un air qui s’efforce d’être normal. Sans avoir aucune idée de ce a quoi ces objets pourraient servir, je paie et continue ma visite.

Un sentiment de déception s’empare de moi et me fait revenir a une réalité qui se résume en une espèce de pièce avec pour seul meuble un tapis usé. Une femme d’un certain âge, qui br»le de l’encens, paraît faire partie du décor.

A voir jusqu a quel point sa physionomie et son attitude sont en harmonie avec l’esprit des lieux, on croirait que Dieu l’a créée spécialement pour qu elle accomplisse cette tâche. Jamais expression «la femme qu il faut a l’endroit qu il faut» n’a jamais été aussi évidente. Les quelques figurantes, probablement des femmes qui espèrent récupérer leur maris ou amants, tranchent, également, dans le décor. Des relents d’odeur nauséabonde baignent les lieux.

Après m être interrogée longuement sur son origine, je compris enfin d’où elle provenait. Le premier pas dans l’univers de la superstition étant franchi, il restait a accomplir les rites sacrés pour mieux en comprendre le fonctionnement.

Et c’est a côté de la pièce où trône la femme au brasero qu une femme accueillante interpelle les clientes. Sans jamais se départir d’un sourire béat, elle me demande si j avais ce qu il fallait, entendez les bougies et l’essence. Heureusement que j y avais pensé.

Tout se déroule, dans l’enceinte du sanctuaire, par une mise en scène bien pensée. Dès que l’on passe le seuil de ce petit théâtre au décor peu ordinaire, on aperçoit quatre formes saillantes qui se dégagent du sol. A première vue, on a du mal a identifier la nature de ces corps fins et longs qui ne ressemblent pas vraiment a des sépultures – quoiqu elles en soient effectivement. Les murs de la pièce sont barbouillés d’écriture a peine lisible.

c’est a peine si on peut déchiffrer des noms de femmes auxquels sont mêlés ceux d’hommes. Ces lettres inscrites avec du henné exorcisent les vœux des innombrables amoureux qui se rendent a ce lieu, en ultime recours a la baraka de la défunte «Lalla Itto».

Cette dernière, déja jeune fille, avait, d’après la légende, beaucoup de charisme et une emprise considérable sur ses compagnes aujourd hui enterrées a ses côtés. De son vivant, elle aurait eu des pouvoirs surnaturels dont l’étendue continuerait jusqu a nos jours. Ceux et celles qui viennent se recueillir auprès de sa tombe ont la ferme conviction que leurs vœux seront comblés.

Une jeune femme, la trentaine dépassée, dont l’apparence montre une certaine aisance matérielle, se jette sur la tombe de la sainte femme et l’embrasse avec empressement dans l’espoir que celle-ci viendrait a son secours. «Il faut avoir la foi», explique la gardienne du temple, «nous ne sommes que des intermédiaires. c’est, en définitive, Dieu qui exhausse les vœux». Drôle de manière de voir les choses.

Au pied de ces tombes, la détentrice des secrets des esprits, en compagnie d’autres clientes, s’adonne a des rites moyenâgeux. Surprenant. Encore une fois, je mesure l’ampleur de mon ignorance face a cet univers. Mais pas question de me laisser démasquer par cette femme, qui cache une certaine malice derrière son affabilité. Elle nourrit des doutes a mon égard sans oser les avouer. La solution était de jouer celle qui vient pour la première fois se renseigner sur ce qu il fallait apporter pour une éventuelle opération «retour de l’être cher». En attendant, le spectacle des femmes réunies autour des tombes attire mon attention.

Que pourraient bien espérer de telles pratiques toutes ces femmes, pour la plupart quadragénaires ? c’est la première question qui s’est imposée a moi en observant ce manège. La dextérité avec laquelle elles s’attellent a la tâche montre qu elles ont l’habitude de ce genre de choses. Elles ont sur elles tout ce qu il faut pour atteindre le but escompté.

Chacune d’entre elles tire ses « armes» de dessous sa djellaba. Des objets intimes (morceaux d’étoffe maculés d’un liquide jaunâtre) sont exhibés avec un détachement déconcertant. Cet acte impudique ne paraît guère les gêner. Au contraire, elles font des plaisanteries a propos du nombre de torchons fournis et dont la quantité sous-entend bien de choses. c’est alors que commence le rituel proprement dit.

La femme au sourire permanent étend ces objets, sous le regard vigilant des autres femmes. On aurait dit qu elle se préparait a farcir un gâteau. Elle les parsème d’une poudre achetée par la cliente chez l’herboriste du coin. Elle place dessus deux bougies et, avec une grosse pierre, écrase le tout après l’avoir passé autour du genou de l’intéressée. Elle étend encore une fois ce mélange pour y ajouter des dattes. La, la cliente se met debout pour écraser le tout avec sa cheville avant de passer a l’étape suivante.

Avec ces ingrédients, la femme constitue une petite caisse qu elle écrase encore une fois. La préparation finie, la maîtresse des lieux l’asperge d’essence pour l’envoyer au four. Cette dernière étape s’effectue dans un petit espace, d’a peu près 3 mètres carrés, dans lequel des braseros sont disposés en ligne droite pour accueillir ces caisses préparées au préalable par la douce «sorcière».

Par la suite, ce sont les clientes qui veillent elles-mêmes sur le bon déroulement de la dernière opération. Et c’est avec euphorie qu elles admirent le spectacle du feu qui consume les morceaux d’étoffe. l’une d’elles entre même dans un état de transe. Elle enlève son foulard, défait ses cheveux, en bataille, et se met a balbutier des mots a peine compréhensibles.

Un nuage couvre alors le ciel, dégageant des odeurs puantes. l’une des clientes confie a la responsable sa crainte que des hommes viennent la nuit imbiber d’urine les cendres de leurs «préparations». Avec un sourire rassurant, elle lui affirme que jamais personne n’a osé une telle chose. Pour corroborer ses dires, dans un phrasé exagéré, elle raconte l’histoire d’un voyou qui a essayé de profaner la tombe de «Lalla Itto» et qui a eu la main paralysée comme par miracle.

Tout cela pour signifier que les esprits bienveillants gardent ces lieux sacrés. Sans transition, la dame se tourne vers moi, le visage illuminé d’un sourire : «Alors mademoiselle, vous avez ce qu il faut pour ramener votre bien-aimé?» «A vrai dire, lui expliquai-je, je voudrais juste savoir ce qu il faudrait faire pour la prochaine fois.» Elle m explique que nous avons besoin des mêmes ingrédients que les autres dames ont utilisés. Mais en attendant, elle me demande de lui remettre les bougies que j ai achetées chez le vieil épicier.

Elle me demande mon nom – je lui en donne un faux, bien entendu -, celui de ma mère, le nom de mon supposé bien-aimé et celui de sa mère. Elle commence a dessiner des signes cabalistiques sur les bougies et a prononcer des mots inintelligibles. Elle me demande de les passer sur mon genou et va les allumer a l’intérieur du four. Plus la bougie br»lera, plus celui pour lequel elle est allumée br»lera d’envie de rencontrer sa dulcinée…

Après cet avant-go»t de la superstition made in Azemmour, il me restait a attaquer le plat de résistance en me rendant a un autre marabout non moins célèbre dans la région : celui de «Lalla Aïcha El Bahria». Celle-ci a une autre spécialité. Les femmes en quête de maris viennent implorer sa «baraka» (grâce divine) en se baignant dans ses eaux bénites pour en finir avec leur vie de célibat. Mais avant d’accomplir ce rite, une petite visite au sanctuaire de la sainte femme s’impose.

Avant d’accéder a l’intérieur du sépulcre, une petite pièce offre le même décor que celui de «Lalla Itto», des murs maculés avec des sortes de graffitis au henné. l’intérieur du mausolée est plus austère, avec une assistance plus sereine. A la tête de la tombe de «Lalla Aïcha», siège fièrement une vieille femme qui reçoit les offrandes que lui remettent les visiteurs (bougies, argent, volaille, dattes…). Un homme, éprouvé par la maladie, gît dans un coin de la pièce.

Sa femme et sa mère, qui l’accompagnent, avouent qu elles portent tous leurs espoirs sur la sainte femme. La médecine ayant déclaré sa faillite, haut les mains, elles n’ont pas hésité a venir demander de l’aide auprès de ce sanctuaire. «Niya» ( la foi), ils en ont a revendre.

Quelques minutes plus tard, deux femmes débarquent avec un coq noir, du pain, des dattes et des olives qu elles distribuent aux occupants de la pièce. Je refuse délicatement la nourriture, prétextant une intolérance aux olives. Mais la vieille dame me fait remarquer qu il ne faut jamais refuser la nourriture offerte a l’intérieure du sépulcre. Mon geste était donc en quelque sorte blasphématoire. Ce rappel a l’ordre me fait accepter ces aliments malgré moi. Que je les accepte, oui, les manger c’est une autre histoire.

Au fil des conversations avec ces patientes d’une autre dimension, je compris que «ceux» qu elles refusent toutes de nommer tiennent leurs victimes a leur merci. Cette emprise peut avoir différents aspects : mélancolie, folie, angoisse permanente, maux de tête et, dans les cas extrêmes, des formes de paralysie. Et bien entendu, chaque «esprit» libère sa victime moyennant un sacrifice différent.

Le plus exigeant étant «Issa» qui revendique une vache et puis «Lefquih», «Lbacha Hammou», «Lalla Mira», qui se contentent de petits sacrifices. Quant a «Sayeh Bouderbala», il est plutôt friand de fruits secs. Les go»ts ne se discutent pas, même ceux des Djins. Entre-temps, une jeune et belle fille arrive avec sa mère. Elle a l’air de prendre très au sérieux cette visite dont on peut deviner le but.

A présent, la famille du malade s’apprête a quitter les lieux. l’homme n’arrive pas a se relever parce que souffrant d’une paralysie des membres inférieurs. Naïvement, la vieille dame lui demande d’essayer de se relever tout seul, croyant que «Lalla Aïcha» a réussi a le guérir de son mal. La dame peut penser ce qu elle veut, le jeune homme n’en reste pas moins paralysé.

La jeune fille quitte la pièce en direction du bain. Je la suis. «Le bain» en question est constitué d’une pièce exigu avec un rideau en guise de porte. Une odeur d’encens asphyxiante frappe le visiteur. Dans le brouillard, des corps de femmes déambulent comme des fantômes.

Dans un coin de la pièce, des sous-vêtements sont entassés. Ils sont abandonnés par les baigneuses. Un geste symbolique qui signifie qu en se débarrassant de ces vêtements, elles laissent derrière elles «Tab âa» (Celle qui suit) synonyme du mauvais sort et de la malchance qui les poursuivaient.

L’eau salée avec laquelle se baignent les femmes provient d’un petit puits qui se trouve non loin du «hammam». Elle est utilisée pour leur toilette mais peut aussi être ingurgitée. Trois gorgées font l’affaire pour celles qui veulent faire les choses dans les normes. Celles qui sont prêtes a aller jusqu au bout de leur rêve, de leurs croyances, se baigneraient avec de l’eau froide, même en hiver.

Quant a celles qui craignent qu a leur célibat s’ajoute une pneumonie, elles préféreraient payer une dame pour leur préparer de l’eau chaude.

«Une fois que la baigneuse quitte les lieux sacrés, elle doit rentrer directement chez elle», m explique une dame. Mais Rquia, quadragénaire et toujours seule, préfère faire un petit tour du côté du voyant avant de regagner son domicile a Casablanca. Elle interpelle un jeune homme, un tantinet efféminé, drapé d’un tissu vert, qui lui demande de la suivre. J en fais de même.

Dans une petite pièce, «Chérif» étale les cartes et commence a «déballer» l’histoire de sa cliente avec tous les ingrédients classiques : une vieille histoire d’amour qui n’a pas abouti a cause d’une femme malveillante dont il donne le signalement précis, un prétendant qui lui fait la cour mais qui trouve sur son chemin toutes sortes d’écueils

Eblouie, la dame approuve tous ses dires d’un signe de la tête, en me jetant un regard qui en dit long sur sa fascination. Impatientée, elle attend la conclusion pour voir si tout se terminera bien avec son Jules.

Chez les voyants, comme dans les films hollywoodiens, le happy end est toujours au rendez-vous. Rquia n’en demande pas mieux pour être rassurée, comme tous ces visiteurs qui viennent chercher un soutien psychologique plutôt qu un remède a leurs maux.

Kenza Alaoui
Lematin.ma

Auteur/autrice