Mazagan, Un certain regard!

Quoi de plus émouvant, en ces jours anniversaires de la Libération de la Cité portugaise, que d’avoir a égrener quelques réflexions, devant un auditoire aussi prestigieux et dans cette galerie Chaïbia, si chargée d’histoire elle aussi et où sont rassemblés actuellement , et pour quelques jours encore, des œuvres de quelques uns des plus grands peintres des Doukkala.

Mais ces réflexions sont plutôt en forme d’interrogations que les visiteurs de ces lieux, marocains ou étrangers, peuvent se poser, et que je me pose au fur et a mesure que j accumule des documents sur l’histoire de Mazagan.. En partant du principe que l’histoire est une matière mouvante, où la vérité n’est jamais acquise définitivement et donc qu il serait vaniteux de ma part de croire que ça y est, la vérité est la .Ce sont quelques unes de ces interrogations et réflexions que je voudrais partager avec vous.

D abord, je suis fasciné par la destinée de ce nom de Mazagan, et par la destinée de cette ville Mazago

La destinée d’un nom

A l’origine, une petite bourgade berbère perdue sur une côte atlantique du nord du continent africain portait le nom de Mazirendont Azzedine Kara,archéologue et actuel Directeur régional de la Culture, a trouvé récemment quelques vestigesMais les Portugais se sont emparés de ce toponyme pour le transformer en Mazagoet les Français en MazaganCe mot a lui seul, par ses sonorités, est déja tout un poèmeet l’Histoire, avec un grand H, l’a répandu au 4 coins de notre planèteCar « il existe au moins 7 répliques de ce nom berbère au Brésil, 8 au Portugal, plus 1 en Espagne et 1 encore a Bombay, en Inde, progéniture issue de la même souche »c’est en tous cas ce que nous dit Rafael Moreiras, professeur a l’Université Nova de Lisbonne, dans son livre fort savant sur « la construction de Mazagan, » publié sous les auspices du Ministère portugais de la Culture, avec des fonds européens.

La destinée d’une ville

Et puis je suis fasciné par la destinée de la Cité Mazago: Une destinée unique et tragique : a son corps défendant, toute une ville a été transplantée au BrésilJe ne raconterais pas ici les différentes étapes de ce long périple ( cf mon article publié ici : 11 mars 1769, les derniers soldats portugais abandonnent Mazagan ) ?. Mais ce qui m interroge, c’est que c’est la première déportation massive de l’HistoireCertes, l’histoire du monde est émaillée de ces guerres où des populations vaincues ont été soit décimées par leurs vainqueurs, soit réduites en esclavage, soit déportées Ainsi,Robert Letan , dans son livre consacré a Azemmour et Mazagan, écrit qu a la fin du XVIème siècle, les habitants de Tit, l’actuelle Moulay Abdallah, ont été déplacés a Fès et la ville rasée sur ordre du souverain marocain qui leur reprochait d’avoir pactisé avec les Portugais en 1513. Un reproche peut-être injustifié !

Mais pour ce qui est de Mazago, c’est toute une ville, qui appartenait a la couronne portugaise, qui s’était battue pour elle pendant plus de trois siècles, qui, sans qu on lui en explique les raisons, se voit déportée manu militari sur ordre du roi du Portugal lui-même.vers un continent nouveau dont elle n’avait jamais entendu parler. Certains en sont morts de chagrin, nous disait l’autre jour le Professeur José Manuel Azévédo e Silva.Ce dont je suis certain, car les écrits le prouvent, c’est que malgré la dureté de leur condition de vie dans Mazago assiégée en permanence, ils ont quitté leur ville dans la tristesse et dans les larmeset je m interroge sur le fait que personne ou presque, malgré tout cela, n’a mis a profit l’escale de plus de six mois a Lisbonne pour recouvrer sa liberté ou son village d’antan ou sa famille.En tout cas presque tous partiront pour le Brésil, pour une nouvelle aventureet ce ne fut pas l’Eldorado !

La Porte de la Mer ?

Mais ce que j ai aussi appris en étudiant cette période, (Bien s»r, d’autres que moi le savent depuis longtemps, naturellement ) c’est qu ils ne sont pas partis par la Porte de la Mer, du moins pas par celle que l’on voit aujourd hui.et qui, pour le simple touriste ou le visiteur non averti, représente la porte de la fuiteou de l’exil.bref, la Porte de la mer. Non, cette porte-la n’existait a cette époque, en 1769. En tous cas, celle que l’on voit aujourd hui date du début du XIXème siècleLa vraie porte de la mer, serait celle qui s’ouvre au pied du brimil, qui fait partie du four a painMe permettez-vous de regretter, dans ce cas-la, qu elle ait été « privatisée »et que l’on ne puisse la voir aujourd hui sans déranger des ouvriers qui y travaillent?

Pourtant ça faciliterait bien ma réflexion que la porte de la mer soit celle que l’on voit aujourd huiCar,si c’est celle du four a pain, l’accès a la mer devait y être autrement plus difficile , et le départ précipité des populations le 11 mars 1769 encore plus mouvementé: Il faut imaginer qu il n’y avait pas la jetée actuelle qui protège le port des vagueset le 2 septembre 1542, l’architecte Jao de Castillo écrivait au Roi du Portugal que des vagues de 20 mètres empêchaient les embarcations d’entrer dans la criqueet que, quelques fois, les murailles tremblaient sous le choc des vagues. Comment faisait-on alors pour décharger les canons, les chevaux ….si indispensables a la défense de la citadelle ?…Je n’ai pas trouvé beaucoup de littérature sur ce point préciset je pense qu il devait y avoir d’autres débarcadères en dehors de la Cité pour ce genre d’opération ?

Les ultimes tractations avant la reddition

J étudie actuellement un texte, unique parce qu écrit, en français, juste quelques semaines après l’abandon de la ville,et destiné semble-t-il, au roi du Portugal, faisant état des différentes correspondances échangées entre le Gouverneur de la Place et l’Empereur marocain, au moment des tractations ultimes avant le départ des Portugais. Un texte semble-t-il, jamais étudié jusque-la« Monsieur l’Empereur mon Maître, dit l’émissaire du souverain marocain au Gouverneur portugais, m a ordonné de vous écrire.si vous désirez que votre sortie par les chaloupes soit par la grande porte ( ?) et non celle de côté qui est vers la mer, vous pourrez le faire librement et en toute s»reté sur sa parole impériale ; et si vous désirez des pilotes maures pour conduire les chaloupes, S.M.I vous les accordera ».La grandeur d’âme des Marocains ! Le gouverneur portugais de son côté s’est, « attaché de ne pas perdre un seul moment pour faire embarquer les habitants dans des petits canots par la Porte de la Mer, quoi qu avec beaucoup de danger car un grand nombre de ces canots se brisent contre les murs de la place »

Et le 10 mars 1769, la veille du départ de tout le monde, la dernière réponse du gouverneur De Mello a l’empereur marocain: «Comme la mer est a présent calme, nous nous servirons de la Porte de la mer. En cas de changement de temps, nous passerons a la Cava ou Grande PorteJe promets a nouveau ma parole d’honneur de me manquer en rien aux conditions fixées avec S.M.I quant a mon artillerieetc… » Promesse ne fut pas tenueles murailles explosèrent

Ces documents, capitaux me semble-t-il, des derniers instants de la présence portugaise au Maroc méritent un examen particulier pour mieux déchiffrer cette page d’histoire. Et faire apparaître peut-être une configuration différente de la Cité a cette période la.

Palais de l’Inquisition, Chapelle ou Synagogue ?

J ai trouvé aussi des versions différentes sur l’utilisation que l’on faisait de cette grande bâtisse blanche ornée de volutes et d’une étoile a 6 branchesdu côté du Bastion Saint Sébastien et qui abrite aujourd hui l’atelier du peintre Zoubir.et nombreux sont les visiteurs qui se demandent ce que cela a pu bien être.

Dans l’indispensable livre que vient de publier Mustapha Jmahri sur le Port d’El Jadida, il y a une carte de Mazagan, établie par le capitaine français Larras en 1899, qui précise que cet édifice est le Palais de l’Inquisition. Cette version est agréée par les auteurs du dépliant édité en 2005 par le C.P.M.L et son homologue portugais , (IPPAR) et qui sert de guide de la Cité Portugaise, très utile pour tous les visiteurs, et a qui il est demandé très judicieusement de « refuser quelques identifications pseudo-traditionnelles qui lui sont proposées, comme la soit-disant chapelle Saint Sébastien au dessus d’un temple maçonnique »

De son côté, Prosper Ricard, qui fut Chef du service des Arts indigènes au Maroc sous le Protectorat, a écrit, dans son Guide Bleu daté de 1925, avec un autographe du Maréchal Lyautey : « Un chemin de ronde ramène au Bastion Nord et a l’ancienne église Saint-Sébastien, improprement dénommée palais de l’Inquisition, couronnée d’un fronton semi-circulaire ornée de volutes ». Version corroborée par Denise Valéro dans son ouvrage sur « l’Histoire des ruines portugaises au Maroc », et j ai un document daté de septembre 1932, publié dans le journal Nord-Sud, alors le plus fort tirage de la presse périodique marocaine où, il est dit qu il ne restait que deux églises : l’Eglise de l’Assomption.et « une autre chapelle, appelée sans raison Palais de l’Inquisition, parce qu on y aurait trouvé des débris de chaînes et de ferrailles, servait au couvent franciscain établi a côté et était dédiée a Saint-Sébastien » Enfin, Rafael Moreira ( cité plus haut ) écrit pour sa part « la chapelle qu on voit en haut du bastion saint Sébastien était en réalité une synagogue du XIXème siècle, qui en 1940 servait encore de loge franc-maçonnique. La vraie chapelle St Sébastien, se situait en bas, sur une place voisine et a disparu ».Vous le voyez, des avis différents, et des études semblent donc encore nécessaires, pour en savoir un peu plus sur ce quartier et ainsi répondre de façon plus précise aux questions des visiteurs et des touristes toujours plus curieux.

Les canons portugais ?

Enfin, dernier point de mon exposé : la présence de canons sur les différents bastionsAvec quelques amis de bonne volonté, membres de l’Association de la Cité portugaise et des Rangs d’Honneur, nous avons voulu sauver des eaux un canon qui était immergé dans le port depuis plusieurs décenniesJ ai voulu en savoir un peu plus sur l’histoire de ces canons que l’on voit sur les bastions. J ai donc interrogé le Musée des Invalides, a Paris, qui m a renvoyé vers un spécialiste de l’armement des forteresses en méditerranée médiévaleJe suis allé a Melilla, et la qu elle ne fut pas ma surprise et mon émotion quand j ai vu, alignés sur les remparts, classés eux aussi Patrimoine mondial, une rangée de canons identiques a celui que nous avions ramené du port, avec les mêmes aff»ts.et très soigneusement entretenus et protégés. Poursuivant mes investigations, j ai fait la connaissance d’un chercheur espagnol, Javier Lopez Martin, l’un des meilleurs spécialistes actuels de l’artillerie militaire historique, qui a travaillé au musée de l’Armée et celui de la Marine a Madrid. Il est venu me voir, et nous l’avons rencontré, Aboulkacem Chébri, Brahim El Kalii, et moi-même.et nous avons appris que ces canons sont d’origines diverses, qu ils peuvent pour la plupart être identifiés, par leur marque de fabrique.et que, contrairement a ce que beaucoup de visiteurs peuvent croire encore, ils ne datent pas tous de l’époque portugaise

Certains d’entre eux qui sont au bastion St-Antoine, et au Bastion de l’Ange sont des pièces anglaises, datant des environs de 1800. Les lettres W.C° sur les manchons renvoient a un manufacturier d’armes bien connu de cette époque : Walter et Cie. .

Du coté du bastion de l’Ange, l’un des canons exposés a été fabriqué a Toulouse et portent la date de 1879, et un autre porte une signature bien française : V.Lemoine, 26 Mai 1922.Quant a notre canon en fer et ses semblables, ils sont sans doute très anciens, et méritent a eux seuls une histoire particulière.

Comme ces boulets de canon, de tailles diverses, que l’on voit a l’entrée de la Citerne ou dans l’Eglise de l’Assomption ! Par qui ont-ils été utilisés ? Qui les confectionnait ? Et où ? La seule chose dont on est s»r, c’est qu on ne peut pas les regarder comme si c’était un jeu de boules. Au bout de chacun d’eux, il y avait mort ou destruction !

L’un des plus rares canons du monde !

Mais notre plus grande surprise a été d’apprendre que les deux canons en bronze qui se trouvent a l’intérieur de la Citerne datent effectivement du XVIème siècle et sont authentiquement portugais. l’un d’eux, a droite en entrant dans la Citerne, date des années 1540 /1560. Il porte les emblèmes et les insignes de la couronne portugaise. Quant au second, a gauche, qui est brisé en son milieu, et porte la lettre G gravée, sans doute pour Diego Garcia ou Diego Gomez, la marque de fabrique, il daterait du tout début du XVIème. Selon Javier Martin, il n’existerait aujourd hui que deux pièces de cette fonderie dans le monde ! « Tu peux en déduire son importance, » me dit-il en conclusion. Sans doute ces canons méritent-ils donc de nouveaux égards

L’un des canons les plus beaux du Maroc !!

Nous avons également visité avec Javier Martin, les différentes places des Doukkala où se trouvent encore des canons. Nous avons trouvés, abandonnés a leur triste fin, six canons dans ce qui reste de la casbah de Oualidia, que le sultan saâdien El Oualid ben Zidane avait fait construire en 1634 pour protéger la rade. l’érosion contribue a leur inexorable destruction.si rien n’est fait pour améliorer leur sort. Plutôt que de les laisser dans ce site si peu visité, pourquoi ne pas les transférer sur les remparts de la Cité portugaise ?

Mais le véritable coup de foudre a été pour le canon en bronze, sur la place d’Azemmour, face au rempart. « Le plus beau canon que j ai jamais vu au Maroc », affirme avec émotion Javier Martin qui les connaît pratiquement tous. « Même au musée de Fès, il n’y a pas d’équivalent. Ce canon date sans conteste de la conquête d’Azemmour par les Portugais. Un véritable bijou, dont on ne trouve pas de spécimen identique dans le monde » Toute une page de l’Histoire du Maroc’est inscrite dans ce canon, où l’on peut lire, en portugais, cette inscription : « Poderoso es Dios ». (Le pouvoir est en Dieu )

Pour un nouveau regard !

On a donc la des pièces d’artillerie qui ont chacune une histoire propre.Comment et a quelle occasion sont-elles arrivées la ? Ca serait intéressant de le savoir ! Mais elles semblent un peu abandonnées alors qu elles ont participé a l’histoire du pays, chacune a sa manière. Et je suis s»r que, dans le cadre de l’INDH ou d’un autre plan de réhabilitation, on pourrait trouver peut-être les moyens pour les mettre davantage en valeur. Par exemple, en faisant construire des aff»ts en bois, ou en briques, ce ne sont pas les artisans qui manquentLe bastion de l’Ange, qui est le plus visité par les touristes, prendrait ainsi une nouvelle allure et pour peu qu on remédie, par une surveillance renforcée, au dépavage permanent de cet endroit, ou aux graffiti sauvages sur ces canons et les murs, ce Bastion d’où l’on a l’un des plus beaux points de vue sur la capitale des Doukkala, retrouverait une nouvelle splendeur.

D autres endroits méritent aussi qu on s’y arrête. Comme la poudrière sous le Bastion Saint-Sébastien, ou la prison a l’entrée de la cité ! Et puis, pourquoi ne pas organiser des journées « portes ouvertes » afin que les visiteurs ou les amoureux de cette Cité puissent mieux se rendre compte des trésors qu elle y cache encore !…

Voila quelques-uns des sillons que j ai voulu tracer pour amener une réflexion commune. Des propositions ont été faites également, qui permettront d’affiner nos connaissances sur ce joyau des Doukkala. Les visiteurs de la Cité, marocains ou étrangers, toujours plus curieux de son histoire en mesureront mieux son importance si nous pouvons répondre a leur attente. c’est pour cela, je crois, que nous devons tous nous réjouir de la tenue de telles réunions qui font avancer l’histoire; et nous nous devons, je le crois aussi, de féliciter tous les organisateurs de cette journée et notamment la Direction du Centre du patrimoine Marocco-Lusitanien et l’Association de la Cité portugaise.

Enfin, je voudrais conclure mon exposé par cette phrase tirée de l’avant-propos de l’Histoire du Maroc du grand historien Henri Terrasse, et que j ai faite mienne pour toujours, comme elle est, j en suis s»r, celle de tous ceux qui, de manière désintéressée et honnête, se penchent sur l’histoire du Royaume : « J ai écrit ces propos avec les sentiments mêmes que j aurais eu pour narrer l’histoire de ma patrie. Car c’est trahir un peuple que de lui présenter une image embellie et fausse de son passé. Je crois que la vérité historique, jusque dans ses précisions cruelles et ses apparentes duretés, ne manque jamais de donner a ceux qui savent la recevoir – avec une indulgente et humaine compréhension du passé- la clairvoyance sans défaut qui permet seule de préparer un meilleur avenir. »

* Exposé présenté lors de la journée d’études organisée le 6 mars 2008, par le Centre du Patrimoine Maroco-Lusitanien et l’association Cité Portugaise, sur le thème : « La Cité portugaise : Passé et Devenir. »

Michel Amengual
Eljadida.com

Auteur/autrice