Merci Abdelkébir Khatibi

Hommage de Maria Zaki a son mentor pour la date du septième anniversaire de son décès : le 16 Mars 2016

Elle le connut au cours d’une manifestation organisée par l’Association des Doukkala a ses débuts, en 1992 a laquelle elle venait d’adhérer. A l’époque, elle terminait juste son premier manuscrit de poésie qu elle avait nommé « Formes sensibles de la vie ». Comme elle n’arrêtait pas d’en lire des extraits aux membres de sa famille en sollicitant leur avis, sa sœur lui proposa de la présenter a un très grand écrivain natif d’El Jadida, poète et critique, qu elle connaissait. Selon celle-ci, c’était la personne adéquate pour juger la qualité de ces poèmes. c’était juste après le repas festif organisé par l’Association dans le merveilleux cadre du Golf Royal d’El Jadida. Elle voit encore cet homme avec une clarté d’esprit que le temps n’a aucunement voilée. Elle le voit aimable et modeste, lui rappelant d’écrire son adresse sur la couverture du manuscrit qu elle lui confiait, et l’écoutant attentivement pendant quelques minutes. Après ce bref entretien, elle dut attendre sa réponse pendant plusieurs mois, trop lents dans l’absolu mais trop courts si l’on sait combien il était occupé par son travail, son écriture et ses voyages a l’étranger. Sans parler du fait que plusieurs jeunes auteurs s’adressaient a lui pour les mêmes raisons qu elle. d’ailleurs, même le jour où elle lui a remis son manuscrit, d’autres personnes avaient fait la même chose.

Puis la lettre tant attendue arriva enfin :
« Maria Zaki, la poésie vous a prêté la main. Une chance qu il convient de garder telle quelle. Probable improbable – d’une éternité plus ou moins fugitive – la poésie veille sur les secrets de la langue.

De l’émotion qui vous saisit a son intériorisation, de celle-ci a la mise en forme, elle suit un itinéraire qui ne peut être qu initiatique.

Je trouve en vous un talent réel, doué de fine sensibilité et de sollicitude, un talent tourné vers ce que vous appelez a propos : formes sensibles de la vie.

Je souhaite que vous continuiez dans cette voie, sans l’altérer, avec une exigence plus grande vis-a-vis de la forme. Nous verrons cela dans le détail, si vous le voulez.
Avec ma vive sympathie
Un lecteur attentif
Abdelkébir Khatibi
Rabat, le 6 novembre 1993 ».

Le début de lettre fut pour elle comme un axiome. Un axiome qui eut l’effet d’une porte qui s’ouvrait en grand sur un monde a la fois précieux et inexploré. Alors, après avoir calmé ses sens qui s’étaient emballés comme c’est toujours le cas dans les premières expériences, et choisissant ses mots avec le plus grand soin, elle lui répondit. Cela tombait très bien car a l’époque, elle préparait son doctorat de troisième cycle a la faculté des Sciences d’El Jadida et estimait pouvoir consacrer plus de temps a la poésie sans entraver ses autres activités. d’ailleurs, comme tous les doctorants, elle avait la possibilité de travailler dans le laboratoire le weekend a chaque fois que cela s’avérait nécessaire pour rattraper un retard ou simplement continuer une expérience en cours.

La date de leur deuxième rencontre ne se fit pas attendre. Le vendredi après-midi suivant, elle se rendit a l’Institut de Recherches Scientifiques a Rabat pour le voir a trois heures. Inutile de préciser que malgré la route qu elle devait faire depuis El Jadida, elle y était une heure a l’avance. Pendant qu elle patientait, elle commença a imaginer les questions qu il allait lui poser sur ses motivations, ses lectures, ses poètes préférés, ainsi de suite. Et puis ce fut le trac : elle avait l’impression de ne plus rien savoir du tout, de s’être prise pour plus douée qu elle ne l’était, d’être une intruse chez les littéraires. Bref, ce fut un tumulte qui, heureusement, ne dura que quelques minutes. Elle le vit arriver un peu avant l’heure du rendez-vous et se dit qu il était ponctuel, que c’était un point encourageant car la plupart des Marocains ne l’étaient pas, et encore moins les directeurs et les responsables. Cette habitude d’arriver avant l’heure, il va la garder a toutes leurs rencontres. A trois heures, elle se présenta donc a son bureau. Sa secrétaire, Madame Rkia El Rhazouani, l’accueillit très aimablement et la fit entrer sans attendre. Soit dit en passant, le comportement exemplaire de cette dame était également une constante.

La première question qu il posa était au sujet de son activité a l’époque, et le métier qu elle comptait pratiquer plus tard. Lorsqu elle lui répondit qu elle voulait soutenir sa thèse et enseigner a l’université, il lui dit qu il acceptait de l’encadrer. Il avait ajouté que si elle souhaitait faire de l’écriture son métier, il ne l’aurait pas fait, de peur de lui donner de faux espoirs car trop rares sont les auteurs qui vivent de leur plume.

Et chose agréable, il ne lui posa aucune des questions ordinaires et prévisibles auxquelles elle s’attendait. Il l’a mise a l’aise en discutant avec elle des choses qu elle connaissait le mieux. Il lui apprit qu il avait un ami mathématicien et poète, et un autre, médecin et poète, en l’assurant qu il trouvait cela très intéressant. Il a ensuite sorti son manuscrit sur lequel il avait mis des remarques par-ci, par-la. Il avait décelé toutes les faiblesses qui existaient dans ses poèmes pour les lui signaler sans complaisance. Il avait dit a propos de quelques-uns qu ils étaient bons mais a propos d’autres, qu ils pouvaient être considérés tout au plus comme des chansons. Elle comprit au final qu il en avait biffé plusieurs. Et pour lui redonner confiance, il lui dit que son style était proche de celui du poète Jules Supervielle. A la fin, il lui prêta quelques livres qu il avait choisis pour elle, dont « Lettre a un jeune poète » de Rilke et « La fable du monde » de Supervielle. Ensuite, il la laissa en choisir d’autres a sa guise dans sa grande bibliothèque.

Plus tard, elle comprit que cette façon qu il avait de mettre l’autre a l’aise en lui accordant un espace d’échange équitablement partagé entre parole et écoute, n’était pas le fruit du hasard mais que cela faisait partie de sa personnalité et relevait de sa philosophie dans la vie. Il dégageait une sorte de sérénité contagieuse et un respect incontestable, et le plus singulier était qu on apprenait avec lui, plus par le questionnement que par les réponses. Cela dit, a propos du grand respect qu elle avait a son égard, elle n’a jamais pu le tutoyer. De son côté, tantôt il la vouvoyait et tantôt il la tutoyait.

Elle lisait attentivement tous les livres, et la liste est longue, qu il lui prêtait et elle les lui rendait de façon régulière. Chose qu il appréciait car plusieurs personnes lui empruntaient des livres et ne les lui rapportaient pas. Mais il y a d’autres ouvrages, en plus des siens, qu il lui avait donnés, comme « Le livre a venir » de Maurice Blanchot, « Treizième poésie verticale » et « Quinze poèmes » de Roberto Juarroz, « Canti » de Giacomo Liopardi ou encore ceux de ses amis Adonis « Chants de Mihyar le Damascène » et François Cheng « Cinq méditations sur la beauté ». Il savait exactement l’impact de ces livres sur elle, lui qui disait : « Lorsque je lis un écrivain qui me touche ou me bouleverse, j ai l’illusion, inquiétante et merveilleuse, de me réincarner dans son œuvre, et, a travers elle, dans l’esprit de la littérature en tant que telle ».

Parallèlement, elle continuait a écrire. Puis, en 1994, elle publia deux poèmes auprès de lui, et grâce a lui, dans la Revue Poésie 94, éditions Pierre Seghers a Paris. Pour la présenter, il écrivit : « Une poétesse marine, née en 1964, sur la côte atlantique marocaine, a El Jadida, qui se nomme Mozagâo en portugais ; et en français Mazagan. Ville où Orson Welles a tourné une partie de son film Othello au début des années cinquante. Ces poèmes sont les premiers qu elle publie. »
S il l’avait qualifiée de poétesse marine, c’est que la mer était très présente dans ses poèmes et dans tous ses écrits, chose assez logique pour une personne née dans une ville côtière comme El Jadida. Petite, l’océan représentait pour elle un lieu de sport et de défoulement et plus tard, un endroit de méditation et de recueillement. Elle y était attachée de manière physique et sensorielle. Les émotions que l’océan lui procurait se distinguaient de celles qu elle éprouvait dans tout autre lieu sur terre, aussi magnifique fusse-t-il. Elle découvrit, par la suite, que son mentor aussi éprouvait les mêmes sentiments pour l’océan.

Avec le temps, il réussit a l’intéresser a des concepts très importants mais toujours avec une neutralité apparente. c’était des notions telles que l’aimance, l’identité fluide ou encore l’altérité. Il parlait souvent de sa propre expérience puis suscitait la curiosité de son élève par des questions, des symboles, et parfois des exemples. Il agissait plus par imprégnation que par argumentation. Elle comprit alors la valeur de ce qu il lui apprenait. Elle s’y attelait du mieux qu elle pouvait pour ne pas le décevoir, ni lui faire perdre son temps. Au début, elle avait du mal a suivre tout ce qu il lui enseignait car il lui arrivait parfois de suspendre une idée avant de la finir, au profit du silence. La néophyte qu elle était se sentait parfois dépassée par le déroulement du sens dans ses propos. Elle décida alors de s’intéresser un peu plus a la sémiologie. A l’époque elle n’avait lu, comme ouvrage du genre, que « Le nom de la rose », un roman d’Umberto Eco. Elle se mit a étudier quelques concepts sémiologiques. Ce qui n’était pas pour déplaire a son esprit qui avait déja ouvert un espace d’écoute et de résonnance aux mots pour qu ils expriment leur puissance de suggestion.

Et finalement, elle réussit a lire un des livres les plus compliqués de son mentor : « Le livre du sang ». Son degré de compréhension augmentait, en même temps que son système de pensée évoluait. Elle ne manqua pas, toutefois, de lui poser quelques questions pertinentes sur cet ouvrage très intriguant, ce qui lui avait fait plaisir.

Leurs rencontres se sont renouvelées pendant quelques années de la même manière a l’Institut, en plus de quelques rencontres occasionnelles a El Jadida, parfois au sein de l’Association des Doukkala et parfois ailleurs. Il avait initié un atelier d’écriture au sein de l’Association en 1994 mais il dut y renoncer suite a des difficultés d’ordre bureaucratique.

En outre, elle assistait souvent aux conférences et aux débats qu il animait. c’était très instructif pour elle d’observer ses réactions vis-a-vis de l’assistance : écoute, modestie, amabilité et surtout maîtrise de soi et du sujet. Une fois, un homme s’était mis a contester le titre de son livre « Le corps oriental ». Ce monsieur était apparemment gêné par le vocable « corps » qu il ne trouvait pas digne d’intérêt, ni compatible avec la morale de la culture musulmane. Il accusa le mentor de jouer le jeu des orientalistes. Une autre fois, un enseignant universitaire souligna de manière hautaine qu il appréciait la lecture des récits extrêmes dont chaque phrase était une victoire de la langue mais lui reprocha, juste après, d’adopter un style compliqué dans ses livres.

Ce qu elle appréciait beaucoup, c’est que son mentor la laissait suivre son propre rythme, son chemin initiatique, comme il aimait dire. Tout ce qu elle voulait était de se ménager un temps pour la lecture, la réflexion et l’écriture. Cela n’était pas toujours évident, a cause des hauts et des bas de la vie. Le Maroc étant un pays où la place de la transmission par voie orale est immense, comparée a celle accordée aux livres, elle ne pouvait pas compter sur un quelconque encouragement en dehors de celui de son mentor. Elle n’arrivait pas a comprendre pourquoi la majorité de ses compatriotes, même les universitaires bardées de diplômes, lisait peu ou pas du tout. d’ailleurs le livre représentait l’un des cadeaux les moins appréciés.

Si son cas échappait a la règle, c’était tout d’abord grâce a ses parents chez qui il y avait une bibliothèque bien équipée en livres de toutes sortes : art, philosophie, histoire, poésie, romans, langues etc. Elle aimait tellement lire qu elle considérait les livres comme des amis de valeur inestimable. Quand elle était jeune, elle avait l’habitude de noter certains passages des ouvrages qu elle lisait. Elle remplissant ainsi des petits cahiers de citations diverses et multiples. Elle avait adopté cette attitude pour éviter d’annoter les livres. La plupart de ces citations étaient des vers ou des pensées de philosophes. Quand une pensée lui plaisait ou l’interpellait, elle la relevait pour pouvoir la retrouver plus facilement par la suite.

En 2002, pour des raisons personnelles, elle dut quitter le Maroc et s’installer en France. Son mentor continua a suivre son travail d’écriture et a la conseiller par téléphone ou par courrier. Il répondait présent a chaque fois qu elle le sollicitait.
Avant de publier son premier livre, un recueil de poèmes intitulé « Voici défait le silence » en 2006, elle lui demanda de le lire et de lui donner son avis. Il lui répondit qu il le trouvait convenable. Puis, en évoquant les réactions possibles de la part des autres, lecteurs, amis et membres de famille, il lui conseilla de rester fidèle a elle-même, a ses certitudes et a ses doutes aussi, en lui rappelant que le chemin de l’écrivain est, avant tout, un chemin de solitaire.
Ils se voyaient parfois quand il venait a Paris. Ils se retrouvaient dans l’un des cafés qu il préférait a côté de la Sorbonne ou sur le boulevard Saint Germain. Ils discutaient alors de leurs projets respectifs ou simplement de leurs vies et échangeaient souvent des livres. Il prenait son rôle de mentor au sérieux et tenait a lui faire découvrir de bonnes librairies, des galeries d’art ou des musées. Il aimait déambuler dans Paris a pieds, appréciait le Quartier Latin, le Jardin du Luxembourg et le Jardin des Plantes.

Lorsqu elle finit d’écrire son premier recueil de nouvelles nommé « Histoires courtes du Maroc » en 2007, elle le lui envoya pour avoir son avis. Il l’encouragea et lui dit que c’était bien d’avoir tiré profit de sa nouvelle situation de résidante en France pour écrire plus aisément sur le Maroc. Il lui confia qu il n’avait pu écrire son livre « Triptyque de Rabat » que lorsqu il avait déménagé de Rabat et qu il s’était installé a El Harhoura.

Il était content de constater qu il avait également réussi a lui transmettre son sens de l’organisation et son pluralisme. Comme lui, l’écriture ne la dérangeait pas dans l’exercice de sa profession.

Leur rencontre suivante fut au mois d’avril 2008 a Paris où il demeura pendant une dizaine de jours. Il venait de publier l’essentiel de son œuvre en trois gros volumes. Il les lui offrit et lui dédicaça le deuxième volume, intitulé « Poésie de l’aimance ».
Quelque temps après, en février 2009 plus exactement, elle décida de faire une rencontre-lecture a la Médiathèque de l’Alliance Franco-Marocaine d’El Jadida. Elle voulait que sa première rencontre littéraire au Maroc se passât dans sa ville natale. Son mentor lui proposa de profiter de ce voyage au Maroc pour faire une dédicace de son dernier recueil de poésie « Et le cheval se relève » dans une librairie a Rabat, une rencontre au cours de laquelle il s’était proposé de la présenter au public.

Peu de temps après, il tomba malheureusement malade et on l’hospitalisa d’urgence a Rabat. Malgré son état, il semblait serein et essayait d’être rassurant. Il racontait a ses amis et aux membres de sa famille, venus lui rendre visite, que les médecins lui avaient dit que son état n’était pas grave. Quelques jours après, il lui téléphona depuis sa chambre d’hôpital pour la rassurer. Il lui parla d’une dernière échographie cardiaque qu on lui avait faite, puis lui annonça que le médecin lui avait dit qu il n’ y avait pas de quoi s’inquiéter outre mesure et qu il allait regagner sa maison au bout de quelques jours.

Mais une semaine après, la nouvelle triste et tranchante de son décès tomba. c’était le lundi 16 mars 2009, une horrible journée funeste qu elle n’oubliera jamais. Plus tard, elle se rappela un fait étrange qui survint lors de leur dernière rencontre a Paris. Au moment de lui dédicacer son dernier livre, au lieu d’apposer sa signature comme d’habitude sur la première page, il choisit une page au milieu du livre, exactement au début de la partie qu il avait intitulée : « Seconde partition ». Et en plus, contrairement a toutes les dédicaces précédentes, il ne data pas celle-ci. Elle considéra ce geste comme un signe d’adieux non prémédité. Cette dédicace était en fait le dernier don que son mentor lui faisait, un don a la fois singulier et intemporel.

Maria Zaki
Eljadida.com

Auteur/autrice