Nom De Code : Alpha Rouge (1/2)

Dimanche 7 mai 2006. Il est 6 heures zéro zéro. Quelqu un déboule dans ma chambre, un étrange appareil crieur a la main. c’est un portable, c’est le Nokia de ma mère je le reconnais. Je le reconnais a sa diabolique alarme, spécial réveil scolaire, qui crie a qui veut l’entendre, ( et aussi a qui ne le veut pas), l’heure qu il fait sur un fond sonore militaire. d’un geste brusque ma mère ouvre la fenêtre, pousse violemment les persiennes- c’est la seule qui puisse faire ça sans craindre de recevoir un exemplaire du Petit Robert, édition 2004, sur la tête – et laisse entrer une furieuse lumière qui m aveugle et ne me laisse apercevoir de cette créature, décidemment bien matinale, qu une silhouette étrange baignée dans la pénombre matinale. La silhouette s’exclama, et dit sur un ton fatigué mais grave : « Lève toi, il est l’heure d’y aller ».

Je me préparais a cet instant depuis une semaine. Durant toute une semaine, jour pour jour, je me préparais mentalement a ce réveil et a ce qui allait suivre. Je me lève, m assied sur le rebord du lit, et essaie, par un frottement énergique de replacer mes globes oculaires dans leurs cavités d’origine. c’est curieux comme un mauvais réveil peut vous transformer d’être humain bien vivant, et bien portant, en véritable Zombie, précairement composé, et ressuscité par je ne sais quel maléfice vaudou macabre. Ca fait longtemps que je ne m étais plus métamorphosé en Zombie, depuis mes années de lycée notamment, et donc cette nouvelle zombification m avait ahuri a tel point que je demeurais la, tel une statue de Rodin, qui essayait impuissamment de penser, car comment faire pour réfléchir avec un cerveau en granit ?

Au bout d’un moment et grâce, encore une fois, a un électrochoc auditif maternel, je me souvenais qu aujourd hui c’était le grand jour, le jour où on allait tenter de percer un des phénomènes les plus mystérieux de la grande région des doukkalas, il s’agissait du phénomène : Alpha Rouge.

Mes esprits recouvrés devant la grande tache qui m attendait, je mettais prestement mon pantalon de camouflage militaire, un T-shirt au couleurs de l’équipe nationale de football, mes Boots Caterpillar -qui n’allaient vraiment pas avec le pantalon, mais la où on allait il parait qu il valait mieux être mal fringué- et je me dirigeais vers la salle de bain, où se trouvait déja un autre, ou plutôt, une autre zombifiée matinale, qui tentait de réapprendre a se servir d’une brosse a dents. c’était ma petite sœur et elle me regardait comme si elle me voyait pour la première fois. Quelques mots d’usage machinalement et rapidement prononcés, elle termine son réapprentissage hygiénique, je fais de même et nous étions fins prêts pour le départ. Pas de petit déjeuner, plus le temps, les autres allaient bientôt être la. De plus la nourriture était la dernière chose a laquelle on pensait dans l’état où nous étions. Un zombie n’avait pas besoin de déjeuner, c’est lui qui sert de déjeuner aux joyeux habitants souterrains, vers et asticots de toutes espèces, jusqu a ce qu on ne l’invoque douloureusement a réintégrer le monde des vivants.

Le démoniaque portable de ma mère recommença a sonner. Je maudis le jour où ma tante, dans un élan de solidarité maternelle, envoya a sa chère sœur, via Mms, cette sonnerie diabolique. Une sonnerie qui aida , – ma tante en est convaincue-, a faire de mon cousin un des docteurs les plus brillants et les plus réputés de son état. Cette fois, l’affreuse mélodie cessa bien vite, ce n’était en fait qu un « bip » qui signalait qu elles étaient arrivés et qu elles nous attendaient en bas.

« Elles ». c’était les redoutables collègues et amies de ma mère. Véritables occupatrices de salons, et expertes certifiées en discussions en tous genres, elles ne se déplaçaient qu en contingents groupés, et armés d’un véritable arsenal de propos verbeux et de bavardages huileux, qui seraient capables d’assourdir des oreilles en béton. d’habitude je fuyais leur présence comme je fuirais devant une communauté de singes hurleurs en pleine compétition vocale, mais pour la mission qui nous attendait, elles nous étaient nécessaires, bien plus, leur présence était vitale pour le bon déroulement et le succès de la mission.

6 heures 30. Il était temps d’y aller. Après les salamalecs incessants d’usage, et après que tout le monde se soit assuré de la bonne santé des familles respectives, nous embarquions dans notre japonaise, et suivions la voiture bondée de femmes, et aux vitres embuées, qui trahissaient les houleux bavardages qui s’y passaient, et qui devraient être passibles d’une forte amende, surtout de si bon matin.

Nous nous dirigions vers un lieu nommé, personne ne sait pourquoi : « Al Hamra ». Dans la langue du grand Victor Hugo, ce nom désigne simplement une couleur, la couleur rouge notamment. Mais dans notre langue a nous : «La Rouge », c’était autre chose, c’était un fait social, c’était un phénomène culturel massif qui se doit d’être étudié, chose que j allais essayer de faire aujourd hui.

Un jour alors que j étais coincé dans l’université a attendre un de mes professeurs pour mon projet de fin d’études universitaires, une camarade de classe me surprit la et pensa qu elle me ferait plaisir en me tenant quelque peu compagnie. Elle commença a me parler de choses et d’autres, sans que je fasse vraiment attention a ce qu elle disait, me contentant d’acquiescer mécaniquement de temps a autre. Un certain temps, elle commença a vociférer, et je remarquais qu elle me parlait d’une de nos camarades de classe, avec qui elle s’était fâchée, pour je ne sais quelle raison, mais ce qui était important, c’est qu elle commença a insulter la dite personne en disant a son sujet qu : « elle faisait son shopping vestimentaire a La Rouge et qu elle était habillée de la tête aux pieds avec des vêtements issus de ce lieu ».

Les femmes sont un mystère. Moi, en tant que littéraire endurci, et dépossédé originellement de la fameuse « bosse des maths », j aurai plus de chances de comprendre des domaines aussi complexes que la mécanique quantique ou autre chose, que de comprendre les femmes. Néanmoins, j ai quelques notions concernant le genre féminin, et je sais, par expérience, que l’habillement ou le shopping sont des domaines sacrées qu il ne faut oser attaquer.

Le problème dans tout ça, c’est que, premièrement, je me demandais comment cette étrange et remuante personne, qui se permettait de tenir des propos dégradants a l’encontre d’une de nos camarades, en faisant fi du code de camaraderie en vigueur, savait que l’autre personne avait ses habitudes a La Rouge si elle n’y allait pas elle-même. Deuxièmement, je trouvais que la jeune femme insultée avait un très bon go»t en matière d’habillement, elle passait même pour être une des plus élégantes jeunes femmes de notre promotion, alors s’habiller la-bas ou chez Fred quelle importance puisque le résultat serait le même ? Et si de surplus c’est moins cher- la légende veut qu on y achète des vêtements au kilo pour quelques Dirhams – alors moi j opterai carrément pour La Rouge : « s’il y a de si beaux vêtements la-bas, lui dis-je, je ne me contenterais pas d’y aller moi-même, a La Rouge, j y emmènerai même toute ma famille, et cela pas plus tard que dimanche prochain ».

Estomaquée par ma réponse, et par la résiliation évidente de mon abonnement au téléphone arabe, mon interlocutrice choisit enfin de laisser mes oreilles tranquilles, et s’en alla dégo»tée, rechercher d’autres organes auditifs a torturer. Moi, enfin débarrassé de cette mutation de moulin a paroles, et en attendant toujours mon professeur, je me mis a penser a ce, décidemment, bien singulier phénomène.

D après ce que je sais, La Rouge est un souk hebdomadaire. Jusqu a maintenant il n’y a rien d’extraordinaire, car des souks il y en a a chaque coin de rue dans notre superbe contrée. Pour certains occidentaux, le Maroc ne serait même qu un grand souk. Les marocains tous des marchands de tapis, qui ne mangent que du couscous, et c’est pour cela, qu alourdis par la trop grande quantité de semoule ingurgitée, ils ne se déplacent qu en tapis volants, ou en dromadaires dans le pire des cas, si le tapis volant venait a tomber malencontreusement en panne.

La Rouge en fait, non contente de n’être qu un souk, est aussi une immense friperie. Les friperies, on ne savait pas ce que c’était, il a fallu la mondialisation et d’autres facteurs socio-politiquo-économiques, pour que nous prenions connaissance d’un aussi intéressant commerce occidental. Les vêtements, dans notre conception des choses, étant des objets hautement personnels, on ne se serait jamais permis de les revendre, sauf si une déplaisante partie de poker venait a nous y obliger. d’où l’énorme malaise social qui en découle.

La Rouge, jusqu a des temps récents, était le lieu où ne venaient faire du lèche-vitrines et du shopping, que les individus, disons, en mauvaise posture financière. d’ailleurs, moi-même, dans ma jeunesse, je restais hébété devant un tel ouvrier, ou un tel technicien de surface arborant des T-shirts made in U.S.A, similaires a ceux que m achetait ma mère dans de prestigieuses boutiques casablancaises, a l’issu, et seulement a la clause indiscutable de l’évaporation miraculeuse de sa modeste solde de fonctionnaire. Je pensais que c’était des cousins ou des frères exilés a l’étranger, qui, en revenant pendant l’été profiter du superbe et unique soleil marocain, ramenaient ces beaux et co»teux atours, dans leurs imposants véhicules, semblables a ces camions légendaires bourrés de patriotes, qui ont fait le succès de notre glorieuse Marche Verte. Il n’en est rien, ces gens faisaient simplement leurs courses a La Rouge, et je m en veux de ne pas m en être rendu compte plus tôt.

N étant pas capitaliste d’opinion, ni même communiste d’ailleurs (mais parler de politique ça donne toujours l’air important), je décidais, aujourd hui, de cesser de faire le jeu des capitalistes casablancais et de rejoindre mes frères pauvres, mais néanmoins bien habillés, dans leurs chineries hebdomadaires.

(A Suivre)

Amerhoun Houssam
Eljadida.com

Auteur/autrice