Un certain 20 aout 1955… des émeutes a Mazagan

Le 20 aout, les Marocains célèbrent la journée de la Révolution du Roi et du Peuple en commémoration du 20 aout 1953, date de la décision prise par les Autorités françaises de l’époque d’expulser du Maroc vers la Corse puis vers Madagascar le sultan Sidi Mohammed ben Youssef, qui deviendra a son retour d’exil, le roi Mohammed V. Cet exil provoqua un véritable séisme dans la population marocaine, qui ne cessa alors de revendiquer le retour de son roi et la souveraineté pleine et entière du royaume. Face aux revendications nationalistes, aux troubles qui s’ensuivirent et ensanglantèrent le pays, le gouvernement français n’eut d’autre choix que de s’incliner: Le 2 mars 1956, Paris «confirme solennellement la reconnaissance de l’indépendance du Maroc».

Comment cette journée du 20 aout s’est déroulée a Mazagan/El Jadida? Quels soubresauts agitèrent ultérieurement la ville connue pour son caractère paisible?

Nous avons consulté les archives diplomatiques françaises, les journaux de l’époque, et quantité d’autres sources, qui nous ont permis de retracer, presque au jour le jour, sinon heure par heure, le déroulement des événements Bien des lecteurs pourront aussi apporter leur contribution a l’élaboration de ces pages d’histoire régionale, par leurs témoignages ou leurs documents que nous lirons avec le plus vif intérêt. Car ce sont des pages importantes, qu il est nécessaire de ne pas occulter, quand bien même elles seraient dramatiques ou douloureuses même si les faits se sont produits il y a plus d’un demi-siècle! Il ne s’agit pas de rouvrir des plaies, mais de comprendre ce qui s’est passé, de la façon la plus lucide et sans tabou, a l’écart de toute émotion qui pourrait fausser la compréhension des événements et de toute polémique partisane ou personnelle stérile au bout du compte Si le passé ne fait ni le présent ni l’avenir, il fait l’Histoire.

Mazagan, 20 aout 1953: Ce jour-la!…

La population mazaganaise a reçu comme un choc l’annonce de l’exil du sultan. Elle est pourtant divisée, entre les partisans du sultan et ceux qui cautionnent la politique du Glaoui, pacha de Marrakech, qui avait manœuvré pour imposer Mohammed ben Arafa comme souverain du royaume. Mais pas de querelles publiques. Il faut dire que les mouvements nationalistes, partis ou syndicats ne sont pas très implantés dans cette petite ville de province. Quelques notables témoignent leur attachement a l’alliance avec la France, mais, en majorité, chacun garde ses opinions pour soi ou ses plus familiers. Cependant, les mosquées sont pratiquement désertées car on y évoque le nom d’Arafa

Les Européens, notamment les Français, sont aussi divisés: Certains, les plus ultras, farouches partisans d’un Maroc français, craignent que l’indépendance revendiquée par les mouvements nationalistes, ne mette en cause leur mode de vie et leurs privilèges. Même si beaucoup d’entre eux sont de condition forte modeste et reconnaissent que le sort réservé au peuple marocain n’est pas satisfaisant. Les «colons», qui viennent d’acquérir leurs terres qu ils cultivent fort laborieusement, craignent qu on les leur enlève. Leur plus farouche défenseur est Joseph Goulven, adjoint au chef des services municipaux de Mazagan, connu par ailleurs pour ses écrits fort intéressants sur l’histoire de la Cité portugaise et sur la région des Doukkala. Pour lui, le souverain chérifien est «le sultan de l’Istiqlal».«Le prurit de l’indépendance le démange trop pour qu il ne veuille pas faire comme l’Indonésie, la Birmanie, l’Inde, la Libye, l’Egypte».

L’aile libérale de la communauté européenne est représentée par « un fils du pays», le Dr Guy Delano, né a Mazagan en 1916, d’une famille de médecins réputés, venus au Maroc en 1913 a la demande de Lyautey. Son père, Pierre Delano, a sillonné le Maroc a cheval pour soigner et vacciner les Marocains; sa mère est la célèbre «toubiba» , Eugénie Delano, médecin-chef a l’hôpital de Mazagan, où elle était responsable du service des femmes et des enfants; beaucoup de Jdidis sont nés entre ses mains; le plus connu d’entre eux, sans doute, est Abdelkrim Khatib, qui, fondateur de l’ALN, l’Armée de libération Nationale, devint un héros de la lutte pour l’indépendance et que des liens privilégiés unissaient au sultan et a sa famille. Guy Delano repose, aux côtés de sa mère, au cimetière des étrangers d’El Jadida. Son combat politique, il le mena jusqu a la fin du Protectorat, a la tête d’un mouvement «Conscience Française», qui prônait l’indépendance du Maroc et s’insurgeait contre les méthodes répressives des autorités françaises.

Ses arguments commençaient a faire mouche en France dans l’opinion publique. Comment se défaire de cette «question marocaine»? Comment sortir de ce bourbier sans trop de dégâts? En 1955, Gilbert Grandval se voit confier par Paris la mission de régler le problème. Quand il arrive a Rabat, le 7 juillet 1955, il sait qu il n’a pas beaucoup de temps devant lui car c’est bientôt le 20 aout, date du deuxième anniversaire de la déposition du sultan et que des manifestations se préparent dans l’ensemble du royaume

Mazagan, le samedi de tous les dangers

Le samedi 20 aout 1955 (coïncidence, le 20 aout tombe aussi un samedi, en cette année 2011!), le soleil est au rendez-vous. Ce sont les vacances, et la cité s’assoupit dans les chaleurs de l’été.

Mais en tout début d’après midi, des centaines de jeunes gens se rassemblent place Moulay-Youssef, a Derb Ghalef, a Boucherit; des drapeaux chérifiens sont brandis, des slogans réclament le retour du sultan, les cortèges se propagent dans la ville. Les you-you stridents de femmes se répercutent de ruelle en ruelle. Dans les derbs Hadjar, Ben Driss, El Arsa, Ghalef, Nelska, dans la rue Pasteur, la rue du Commandant-Lachaise etc c’est la où les dégâts seront les plus importantsCar vite, la manifestation a viré a l’émeute. Des voitures ont leurs vitres brisées, des maisons sont incendiées, dont celle du correspondant du journal en langue arabe El Widad, qui passe pour avoir des sympathies arafistes; place Moulay-Hassan et place Gallieni, des échoppes, notamment des débits de tabac considérés comme des concessions gouvernementales, sont détruites, des incendies et des saccages sont aussi signalés dans l’enceinte de la cité portugaise où vit une importante communauté juive. La police, sollicitée de partout, a du mal a venir au secours de familles d’Européens et d’Israélites inquiétées par les insurgés; les pompiers n’arrivent pas a éteindre toutes les flammes d’autant que souvent, les émeutiers leur tendent des pièges. La panique s’empare de Mazagan. De nombreux Juifs du mellah (près de 1400, soit la moitié de la population israélite) sont conduits par camion dans la salle des sports de la ville c’est Jack Benarroch qui organise le plus gros de cette opération. On peut toutefois se poser la question: le parti de l’Istiqlal, qui était derrière cette manifestation avait donné comme consigne stricte que l’on ne s’en prenne pas a la communauté juive, de tous temps marocaine. Qui donc a orchestré ces débordements? Et dans quel but? Appelé en renfort, un avion survole la cité pour signaler tout attroupement. Des manifestants sont arrêtés. A 20h, le couvre-feu est instauré.

Un calme bien fragile s’installe pour la nuit. La fumée des incendies plane sur la villeMais demain?

Dimanche 21 aout 1955. Violences meurtrières

Les Mazaganais se réveillent au vrombissement de l’avion d’observation qui tournoie au dessus de la ville. Des rassemblements un peu partout. Des voitures sont caillassés; des incendies embrasent a nouveau la ville et le mellah. Des snipers sont juchés sur les terrasses et tirent sur la police Près du marché central, un mokhazni est tué; plus loin, on retrouvera le corps du journaliste du Widad, Si Mohammed Mahaji, poignardé et égorgé. Son assassin, Ahmed Tijani, un restaurateur de la ville sera arrêté le 26 octobre avec trois de ses complices. Près de l’hôpital, la police doit utiliser ses armes pour disperser un groupe de manifestants ; la encore, des maisons sont saccagées et incendiées; 450 émeutiers seront arrêtés et parqués dans un magasin du port, transformé en prison. Les rapports de police affirment que beaucoup d’entre eux sont originaires de Casablanca! Les autorités françaises font appel a des commandos de parachutistes pour rétablir le calme; le couvre-feu est a nouveau décrété a 20h

La nuit sera longue pour la population mazaganaise!

Le lundi 22 aout. On fait le bilan. On compte les morts

La population de la ville se réveille choquée, meurtrie. Abasourdie. Il faut faire un bilan de ces journées tragiques. Un grand titre barre la une du journal le plus populaire de l’époque, La Vigie: «Emeutes sanglantes hier a Mazagan»: «Incendies, pillages systématiques des maisons européennes et israélites, pièges tendus aux sapeurs-pompiers, tireurs embusqués sur des toits, Mazagan a vécu hier sa seconde journée d’émeutes»… Jamais, cette si gentille ville ne s’était trouvée sous les projecteurs de l’actualité, jamais les habitants, français du Plateau, juifs du mellah, marocains de la médina n’avaient imaginé défrayer ainsi la chronique, a l’instar des grandes métropoles du royaume.

Le bilan est lourd: sept morts, (dont cinq manifestants), une dizaine de blessés, près d’une cinquantaine de maisons incendiées, de très nombreuses boutiques saccagées. Certaines familles, notamment juives, affirment avoir tout perdu.

Mais la vie doit reprendre son cours beaucoup de Juifs qui avaient fui leur mellah regagnent leur domicile, traumatisés d’autres ont pris leur disposition pour quitter leur terre natale Ils émigreront en Isral. Une délégation de notables musulmans de Mazagan demande a être reçue par le contrôleur civil, chef du territoire des Doukkala, M.Mirande, pour exprimer leur indignation après ces événements. Ils adressent aussi un télégramme au Résident général de France au Maroc, le général Boyer de la Tour, dans lequel ils «expriment leur tristesse et leur regrets des actes d’innommable sauvagerie contraires a toutes les lois morales et divines commis les 20 et 21 Aout dernier a Mazagan». Beaucoup de Marocains, au plus fort des émeutes, n’avaient-ils pas protégé leurs voisins, juifs ou européens, contre des insurgés! Des «Justes», a leur façon.

Désormais, il va falloir, pour la population vivant a Mazagan, intégrer le mot «indépendance» dans son vocabulaire. Certains étrangers s’en accommoderont, d’autres auront du mal a le faire et quitteront le pays. Cependant, beaucoup de ceux qui l’ont quitté, quelle que soit leur confession, ne l’ont jamais totalement oublié, car ces journées tragiques n’ont pas brisé les liens fondamentaux qui unissaient les différentes communautés.

Mais, au-dela du caractère dramatique de ces évènements où la rancune ou le ressentiment n’ont plus leur place aujourd hui, il faut y voir cet indéfectible attachement d’un peuple a son roiCertains l’ont formulé de façon plus laconique mais superbe: «Touche pas a mon pays!».

Michel Amengual
Eljadida.com

Auteur/autrice